UN@ est une plateforme d'édition de livres numériques pour les presses universitaires de Nouvelle-Aquitaine

Le caractère propre des établissements scolaires privés musulmans de France
Facteur de « confort professionnel » chez les personnels de direction, de vie scolaire et d’enseignement

Introduction

Cet article s’appuie sur une partie des résultats d’une recherche effectuée dans le cadre d’un appel à projet du Ministère de l’éducation nationale et du Bureau central des cultes du Ministère de l’Intérieur puisqu’en France, c’est ce ministère qui gère les affaires liées aux divers cultes. Il s’agissait, à travers cette étude, d’établir un premier état des lieux du paysage français de l’enseignement privé musulman. Pour cela différentes données ont été recueillies par l’intermédiaire d’observations in situ, de recherches documentaires et d’entretiens semi-directifs effectués avec des élèves, des parents, des personnels de direction, de vie scolaire et des enseignants.

Dans le cadre de cette publication nous allons tenter de montrer que des éléments à caractère religieux voire culturel qui fondent le caractère propre des établissements privés en général et musulmans en particulier, participent d’une forme de « confort en milieu professionnel » chez les personnels de direction, de vie scolaire et chez les enseignants.

La notion de caractère propre reste floue. Poucet (2012 : 52-53) rappelle que d’un point de vue juridique, elle est issue de la loi Debré qui, promulguée le 31 décembre 1959, contractualise les rapports entre l’État et les établissements d’enseignement privé. Dès lors ces derniers peuvent désormais choisir de fonctionner de manière libre et quasi-indépendante en s’autofinançant ou demander à signer un des deux types de contrat avec l’État ; simple ou d’association. Le second type, bien plus contraignant que le premier, induit qu’en « échange d’un contrôle étroit de l’État, du respect absolu des programmes, est définie la prise en charge financière, administrative, pédagogique et hiérarchique des enseignants par l’État et une aide au fonctionnement » (Poucet, 2012 : 50). Il s’agit donc d’une forme d’enseignement public octroyé au secteur privé qui, à l’exception des activités d’enseignement, reste libre de ses choix. C’est donc cette spécificité qui autorise les établissements sous contrat à s’affranchir, tout en respectant les programmes, d’une grande partie des critères de la laïcité, notamment de l’obligation de neutralité religieuse. Les établissements hors contrat, à condition de respecter le socle commun des compétences, des règles de moralité, d’hygiène et de sécurité et de ne pas sortir du cadre de la loi, bénéficient d’une grande liberté et sont guère contraints. Cependant, la quasi-totalité des établissements visités dans le cadre de cette étude souhaitent, pour ceux qui ne le sont pas encore, passer sous contrat et, à ce titre, organisent leur fonctionnement au plus près de la réglementation en la matière. Quel que soit le degré de conformité, c’est la nature même du caractère propre, tout aussi ambiguë puisse-t-elle être, qui permet aux établissements privés confessionnels de se distancier un tant soit peu des règles de la laïcité, consubstantielles au secteur public. Car même dans le cas des contrats d’association qui restent les plus contraints, le principe de neutralité ne s’applique pas et il n’est pas interdit d’intégrer, à condition qu’elle ne soit pas imposée, une dimension religieuse. Si par exemple, les cours de catéchisme pour les uns ou d’éthique religieuse pour les autres ne peuvent pas être obligatoires, ils ne sont pas pour cela interdits. Il en va de même pour un certain nombre d’aménagements de nature spatiale (chapelle, salle de prière), temporelle (aménagement de l’emploi du temps en fonction d’évènements à caractère religieux). Ces divers éléments, qui ne viennent pas pour cela perturber le déroulement ordinaire du processus scolaire et pédagogique, peuvent constituer pour certains acteurs de l’école, les ingrédients d’un « confort » en milieu professionnel.

Les établissements privés musulmans (EPM) dans le paysage éducatif français

Il semblerait que la force du bruit médiatique qui entoure la question des EPM est inversement proportionnelle à la réalité de leur émergence que nous interrogeons en partie dans un contexte de transformations du champ confessionnel dans la société française concomitante des controverses sur les signes religieux à l’école publique au tournant des années 1980.

À l’exception du seul et unique établissement de Saint-Denis de la Réunion ouvert, selon les sources, entre 1939 et 1947, c’est, concernant la France hexagonale, en 2001 que sera créé à Aubervilliers, dans la région Ile-de-France, le premier établissement privé musulman sous la forme du collège « La réussite ». Il sera suivi en 2003 par le lycée Averroès qui accueillera alors 15 élèves dans les locaux de la mosquée de Lille-Sud. Dès lors, l’offre éducative musulmane se développera progressivement comme le montrera un rapport du Sénat publié en 2016 :

« 4 établissements en 2007, 24 en 2012, 34 en 2013, soit 145 classes – dont 30 sous contrat – scolarisant un total de 2 767 élèves, dont 675 dans des classes sous contrat. Cette montée en puissance s’est accrue, avec 49 établissements en 2015 – dont 5 sous contrat – et plus de 5 000 élèves, dont 4 343 dans des classes hors contrat. Au total, le nombre d’élèves a donc presque doublé depuis 2013 » (Feret, Goulet et Reichardt, 2016 : 101).

De notre côté, dans le rapport que nous remettions au Ministère en mars 2018, nous indiquions le nombre de 59 établissements régulièrement enregistrés dans la base de données du Ministère de l’éducation nationale dont 9 d’entre eux étaient sous contrat avec l’État (Hanafi, Bruneaud et Rachedi, 2021 : 194). Un nouveau recensement effectué par nos soins, en mars 2021 indique un total de 95 établissements, soit 35 nouveaux établissements dont un seulement est sous-contrat, soit un total de dix établissements sous contrat contre neuf en 20181.

Précisons, qu’à l’exception des établissements sous-contrat dont les chiffres sont précis, les effectifs présentés constituent une estimation qui, au vu de notre méthodologie de recensement, est plutôt fiable, mais peut varier dans une proportion de plus ou moins dix établissements. En effet, le ministère français de l’Éducation nationale se refusant à tout référencement des établissements scolaires sur la base de critères d’appartenance confessionnelle, il faut user d’un certain nombre de techniques et de subterfuges pour parvenir à déterminer ceux qui relèvent de l’enseignement privé musulman2.

Alors que l’offre éducative musulmane ne représente qu’une infime partie du domaine de l’enseignement privé confessionnel qui, tel que cela apparait sur le graphique 1, est largement dominé par les établissements catholiques, son émergence, comme c’est très souvent le cas en France à propos de ce qui touche à l’islam et particulièrement à l’islam de France, suscite de nombreux débats et polémiques largement exploités et relayés tant médiatiquement que politiquement. Tout se passe comme si les établissements privés musulmans constituaient le versant éducatif du problème musulman français en réactivant le dilemme public/privé comme ce fut le cas pour la réactivation de la laïcité par l’islam.

Graphique 1. Ensemble des établissements privés confessionnels (Sous contrat et Hors contrat avec l'État).
Graphique 1. Ensemble des établissements privés confessionnels
(sous contrat et Hors contrat avec l’État).

C’est dans ce contexte de pression politico-médiatique qui les scrute à la loupe au prisme d’un islam de controverse (Göle, 2015), qu’émergent les EPM comme le versant éducatif du « problème musulman ». À l’instar des autres domaines en matière d’islam (sécuritaire, identitaire, social, etc.), celui de l’éducation subit un discours de stigmatisation et de suspicion fondé sur l’étroit rapport supposé à l’œuvre entre la religion musulmane, le radicalisme et le séparatisme islamistes. En matière éducative, cette défiance s’appuierait sur la menace d’une radicalisation des élèves par la transmission d’un modèle religieux rigoriste et d’une culture antirépublicaine. Très vite des doutes émis à l’égard de l’enseignement privé musulman ont d’ailleurs engendré l’application d’un traitement différencié en termes de financement, d’accès à la contractualisation, de surveillance et de contrôle ou d’autorisation d’ouverture. Les craintes ainsi générées ont entraîné la promulgation en 2018 de la loi Gatel qui vise à « mieux encadrer le régime d’ouverture et de contrôle des établissements privés hors contrat », mesure qui sema dans son sillon, la confusion entre les établissements légalement hors contrat et les écoles clandestines. Hors, contrairement à ces dernières, les établissements hors contrat ne sont pas hors la loi, d’autant que lors de sa création, toute nouvelle école privée est juridiquement contrainte de se soumettre au statut hors contrat. Il lui faudra alors attendre le délai légal de cinq ans de fonctionnement pour demander la contractualisation avec l’État dont l’hypothétique approbation reste suspendue à la notion de besoin éducatif dans le secteur géographique concerné. Ce besoin, dont l’appréciation s’avère parfois à géométrie variable, octroie une grande liberté de décision à l’administration qui lui permet de réguler le développement des EPM en limitant les autorisations de contractualisation aux forts enjeux politiques locaux et nationaux.

Un accès contrarié au terrain

D’une manière générale, l’accès au terrain s’est avéré quelque peu compliqué du fait de difficultés organisationnelles dues à la surcharge de travail d’une grande partie des EPM qui, dans une phase de démarrage de leur projet, ne disposent pas toujours de moyens suffisants et fonctionnent au prix d’efforts considérables souvent concédés dans le cadre du bénévolat. La seconde catégorie de difficultés est plus liée à des craintes de stigmatisation, de suspicion et de confusion fondées sur des amalgames alimentés par la nature du traitement médiatique, politique et sécuritaire de l’islam de France. Parfois assimilés à des journalistes, envers lesquels la méfiance semble de mise, nous avons pu observer à travers les refus de se reconnaître dans la thématique de notre recherche que le caractère confessionnel des projets d’ouverture d’établissements scolaires n’allait pas de soi. Aussi, gommer le caractère confessionnel de ces derniers, s’apparente à la logique du processus d’invisibilisation des signes religieux dans l’espace public par crainte de devenir un objet de controverses. Ne pas s’afficher comme un « établissement musulman » devient alors un moyen de neutraliser le risque potentiel d’une fermeture et plus particulièrement du discrédit éducatif et pédagogique auprès des instances académiques, qui compromettrait à plus long terme la demande d’une contractualisation avec l’État.

Malgré ces divers obstacles nous avons pu, en partie par un effet « boule de neige » initié par l’intermédiaire d’un réseau de connaissances, constituer un échantillon de dix établissements variés tant sur le plan de la taille, du degré d’enseignement, que des courants pédagogiques et religieux et de procéder à 59 entretiens.

Tableau 1. Caractéristiques des établissements de l’échantillon.
Tableau 1. Caractéristiques des établissements de l’échantillon.

Des personnels de direction et des enseignants largement (sur)qualifiés

Titulaires de Master ou de Doctorats, de concours d’enseignement de l’éducation nationale (CRPE 1er degré, CAPES 2d degré, Conseiller Principal d’Éducation), la quasi-totalité des personnels de direction et de vie scolaire laisse apparaître un niveau de qualification et d’expérience qui dépasse largement les exigences administratives requises pour être autorisé à exercer des fonctions de direction dans le secteur privé.

Du côté des enseignants des matières générales, les qualifications sont relativement homogènes, notamment chez les enseignantes du 1er degré dont beaucoup ont été formées à l’École Supérieure du Professorat et de l’Éducation. Les hommes, moins nombreux, possèdent davantage des diplômes de type disciplinaire obtenus à l’Université. Cette configuration avec une féminisation surreprésentée de la profession, rejoint complétement celle du secteur public. Concernant l’enseignement de l’éthique et de la religion, la mixité semble plus présente mais avec une prégnance des hommes dans le cycle secondaire et des femmes dans le primaire. Ces enseignantes et ces enseignants, qui ne relèvent pas des qualifications académiques reconnues par l’État, peuvent être titulaires d’un Bac+5 en islamologie, de licences de Sciences Humaines et Sociales doublées d’une formation théologique.

Exercer dans le privé musulman : les deux faces de la motivation

Brault-Labbé et Dubé, dans un article visant à clarifier le concept d’engagement, rappellent que Novacek et Lazarus en 1990 définissent la motivation « comme une variable comportant deux volets : il s’agit, d’une part, d’une variable dispositionnelle (affective), à travers laquelle s’incarnent les valeurs et les intérêts de l’individu, et elle constitue dans un deuxième temps une variable transactionnelle (activatrice), responsable de la mobilisation de l’énergie nécessaire pour atteindre les buts personnels associés à ces valeurs et à ces intérêts. » (Brault-Labbé et Dubé, 2009 : 122).

Les motivations des responsables et des enseignants d’EPM qui puisent dans ces deux volets, sont multiples et tendent à se composer de deux faces.

La première face, plutôt du côté d’une forme de militantisme religieux ou politique, s’inscrit dans une volonté de participer à la socialisation et à l’éducation des nouvelles générations par la transmission de normes et de valeurs musulmanes. Il s’agit là d’un désir partagé de perpétuer la foi et la religion dans un pays où l’islam est minoritaire.

La seconde face, tend à se détacher des considérations militantes et collectives pour s’inscrire dans une dimension plus individuelle où les motivations s’articulent autour de la valorisation de la carrière professionnelle, de l’estime de soi, ou du bien-être au travail et dans la vie.

Ces deux volets, que l’on pourrait respectivement qualifier de « collectif » et « individuel », traversent quatre catégories de motivations à caractère religieux, politique, professionnel et autres. Afin d’examiner la place des éléments relevant de la religion dans la construction d’une forme de « confort en milieu professionnel » chez les personnels des EPM, nous allons nous concentrer sur les motivations à caractère religieux.

Des motivations religieuses à relativiser

Alors que l’on pourrait s’attendre à une importante prégnance des motivations de nature religieuse dans le choix des personnels d’exercer en milieu éducatif privé musulman, celles-ci n’occupent pourtant qu’une place limitée dans le discours des interviewés. Si la moitié d’entre eux n’aborde pas le sujet, les autres ne le considèrent pas comme un critère décisif dans leur choix de carrière, mais comme un élément de confort qui repose en grande partie sur la possibilité offerte d’effectuer la prière ou le jeûne ou de respecter des pratiques alimentaires en toute liberté, sans pour cela se sentir stigmatisé, suspecté ou déviant.

« Je peux faire ma prière à l’heure, sans me cacher, sans qu’on me dise voilà, sans avoir l’impression de faire quelque chose d’illégal ou de pas bien. (CPE S3 – Région Grand-Est)

C’est bien le fait, sans pour cela l’afficher de manière zélée, de pouvoir pratiquer à l’abri de tout regard soupçonneux ou suspicieux, qui procure une forme de sérénité chez les acteurs. Ne pas avoir à s’expliquer sur le fait de ne pas consommer tel aliment, telle boisson alcoolisée ou de s’abstenir de manger en période de jeûne, ne pas se sentir scruté dans ses gestes et attitudes, ne pas devoir répondre aux incontournables remarques et questions plus ou moins intrusives de l’entourage professionnel, participent d’une forme de bien-être au travail. C’est que ces éléments souvent insignifiants d’une pratique religieuse ordinaire couramment sujette à la suspicion en milieu professionnel, deviennent insignifiants en EPM. C’est cette banalité, exempte de jugement et de tout soupçon, qui participe de ce confort au travail en annulant les effets de la stigmatisation et du déséquilibre relationnel qui, en situation professionnelle, amène souvent à des stratégies d’évitement psychologiquement et socialement couteuses. Tel est le cas à titre illustratif, de celle bien connue du verre de champagne pris en main pour trinquer avec les collègues et reposé discrètement dans un coin sans avoir été consommé qui consiste, dans une logique goffmanienne, à enrayer le processus de stigmatisation en neutralisant l’activation du stigmate « musulman pratiquant ». L’opération, qui évite de passer de la position de discréditable à celle de discrédité (Goffman), entraîne chez l’acteur un coût social, psychologique et éthique non négligeable qui, à force de répétition dégrade la qualité de vie au travail.

« Et du fait que ce soit un privé musulman c’est encore mieux parce que j’ai la chance de pouvoir pratiquer ma religion sur mon lieu de travail, et ça voilà ça n’a pas de prix, à mes yeux. (Q. comment ça se traduit ?) Bah déjà ma tenue vestimentaire. Ça c’est la première chose. Heu la deuxième chose c’est la prière tout simplement, je peux faire ma prière à l’heure […] et de travailler avec heu… je vais…, je vais dire le terme avec ma communauté. C’est quelque chose qui me… voilà avec tout ce qui se passe aujourd’hui, avec le racisme, avec la montée de l’islamophobie, heu… » (CPE S3 – Région Grand-est)

De son côté, le directeur de l’école élémentaire du groupe scolaire CS2, en disponibilité de l’Éducation nationale depuis quatre ans, insiste sur le fait que son choix du privé musulman ne constitue en rien une fuite de l’école publique au sein de laquelle il a longtemps exercé. Mais si la religion figure en arrière-plan dans son choix, il n’en apprécie pas moins certains aspects :

« Bon professionnellement, j’étais bien où j’étais et voilà, non c’est pas une fuite, non pas vraiment, bon après au niveau personnel effectivement ça me permet de vivre ma foi en adéquation avec mon travail, ça fait de la liberté de parole par rapport aux pratiques aussi, le fait de pouvoir faire la prière sur le lieu de travail, le fait d’avoir le vendredi après-midi de libéré, oui ça ce sont des choses qui sont très appréciables ». (Directeur école primaire CS2 – Région Auvergne-Rhône-Alpes)

Si la prégnance de la religion dans les motivations des personnels scolaires reste faible, il faut tout de même distinguer de ce point de vue, les hommes et les femmes à partir d’une césure qui s’opère essentiellement autour du foulard3. Aussi, alors qu’aucun établissement visité ne l’impose, nous avons pu constater que si toutes les élèves ne le portaient pas, plus de la moitié du personnel féminin est voilé. Ces femmes soulignent la satisfaction que leur apporte ce qu’elles qualifient de liberté : « Je me sens super épanouie » déclame une directrice d’école primaire en précisant qu’elle pourrait tout autant travailler dans le secteur privé catholique si elle était autorisée à porter son foulard.

De son côté, une CPE lauréate du concours de l’Éducation nationale a démissionné de son poste de fonctionnaire dans un établissement public en raison du malaise profond qu’elle ressentait à devoir retirer son foulard.

« J’ai commencé à passer mon concours je l’ai retiré [le foulard], et lorsque j’ai intégré […] la fonction publique c’était un peu compliqué, mais moi c’est ça qui a pesé au niveau de mon choix de démissionner de la fonction publique […] j’avais le sentiment de ne pas être totalement moi, parce que, à la grille je devais enlever mon foulard, alors que j’ai mon foulard ou pas je fonctionne avec les élèves de la même façon, je ne fais pas de distinction ou quoi que ce soit. Lorsque je reçois des élèves dans mon bureau je me pose pas la question est-ce qu’il est musulman ou pas, est-ce qu’il est pratiquant ou pas, et c’était la même chose au niveau du public, donc c’est ça qui m’a poussée à me dire pourquoi à chaque fois je dois nier une partie de moi que je dis à mes élèves qu’ils doivent s’assumer pleinement, s’épanouir, et là à un moment donné il peut pas s’épanouir […] Et puis, surtout il y avait la crainte que si mes collègues, si mon chef d’établissement l’apprend si, si et si et si, mais alors qu’il y a rien, c’est quelque chose de personnel, parce qu’à un moment ou à un autre mes collègues ont dû […] y a rien qui transparaissait dans ma pratique professionnelle qui prouve que j’avais une religion ou pas, c’est le règlement intérieur que je faisais appliquer, un point c’est tout, c’est ce que j’exige aussi de mon équipe. ». (CPE CS3 – Région Hauts-de-France)

Une reconnaissance professionnelle et communautaire sans lutte ni exigence

Pour cela, la question du foulard n’est pas au centre des critiques formulées par les femmes qui décrivent, davantage que leurs collègues hommes, la prégnance dans les établissements publics d’un environnement aux comportements guidés par une conception « égoïste » générant des relations professionnelles dominées par un esprit individualiste du « chacun pour soi ». Plus généralement, les enseignants partagent une expérience négative de l’organisation scolaire des établissements publics qu’ils jugent aveugle et déshumanisée par contraste avec l’esprit de famille qui ressort de leurs discours pour caractériser l’ambiance et leurs expériences au sein des EPM.

« L’établissement public pour le coup c’est assez particulier dans la façon de voir les choses. L’administration n’est pas vraiment à l’écoute de ses collaborateurs ! C’est un peu la loi du plus fort en fait hein, il ne faut pas être timide là-bas en fait, y a pas d’intégration, c’est à nous de nous intégrer, même pas de s’intégrer mais de s’affirmer, je suis là et je suis présente, donc c’est quand même délicat ». (Enseignante STMG, CS1- Région Sud)

Les personnels interrogés dans le cadre de notre étude, mettent en avant la disponibilité de la direction qui apparaît comme une marque de fabrique des EPM. Dans l’ensemble, les enseignants se sentent considérés par la direction d’autant que le mode de recrutement personnalisé propre au secteur privé contribue à favoriser le développement d’un esprit d’équipe.

« Je veux dire leur volonté, leur implication aussi envers les professeurs, c’est aussi un des faits, une des choses qui fait qu’on se sente quand même bien c’est qu’on nous prend au sérieux […] ». (Enseignante de LV, S1 Région Ultra-marine)

« […] On se sent pris en compte dans notre métier, on n’est pas juste des objets placés dans un établissement mais des enseignants qu’on écoute […] Mais dans le privé, quand tu vois tout le monde se soucier de tout le monde tu ne peux pas faire la personne, qui ne s’intéresse pas et je crois que ça me correspond aussi en termes de personnalité. J’ai besoin de travailler dans un établissement convivial, et solidaire. Et ça, j’ai l’impression que c’est pas le public ». (Enseignante de SVT, S2 Région Sud)

Ainsi, la « La quête de reconnaissance » qui, au vu du titre de l’ouvrage de Caillé fait désormais figure de « nouveau phénomène social total » n’a pas, dans le cadre des EPM, à s’inscrire dans une logique de lutte telle que proposée par Honneth. C’est que l’établissement scolaire musulman fait office de rempart protecteur contre les conséquences destructrices, pour la personne victime, d’une absence ou d’une mauvaise reconnaissance décrites par Taylor en termes de dépréciation et de dévalorisation de l’image de soi. Dès lors, le front de la lutte pour la reconnaissance tend à se déplacer du niveau individuel au niveau collectif dans la mesure où il s’agit moins de lutter pour sa propre dignité en interne que pour celle de la communauté scolaire musulmane minoritaire et stigmatisée au sein de la société en générale.

Cette quête de reconnaissance des personnels scolaires des EPM, peut s’inscrire dans au moins deux des trois sphères de reconnaissance du modèle proposé par Honneth (2013 : 156-222). En premier lieu, dans la troisième sphère, celle de la « solidarité sociale » qui renvoie entre autres, à l’adhésion à des valeurs communes qui, dans le cas présent, s’intègrent essentiellement dans un registre ethnico-religieux. Mais il semble également possible, de l’intégrer à la première sphère, celle des « relations primaires » qui, parce qu’elle renvoie d’abord à l’amour, à l’amitié et aux liens affectifs communautaires, peut s’y inscrire partiellement à travers la logique de communalisation (Weber, 1995) et l’attache quasi familiale que représentent l’EPM pour ses personnels en tant qu’élément constitutif de la oumma (communauté musulmane universelle) qui ferait alors fonction d’autrui significatif (Berger et Luckmann, 2006). En cela, le discours des personnels de direction et des enseignants révèle une perception des EPM marquée par un climat scolaire où règne la confiance caractérisée par un « esprit de famille » allant jusqu’à revendiquer une continuité entre l’école et la maison. « J’ai l’impression d’être chez moi » indique une enseignante d’histoire-géographie de la région Grand-Est.

D’autre part cette quête, qui se positionne également du côté de la reconnaissance en milieu professionnel peut dès lors, être analysée à la lumière de la typologie des quatre pratiques de reconnaissance au travail proposée par Brun et Dugas : « la reconnaissance existentielle, celle de la pratique de travail, celle de l’investissement dans le travail et, enfin, celle des résultats » (86). Pour les auteurs, ces pratiques comblent les besoins de reconnaissance des personnels en tant qu’individu à part entière et que travailleur apprécié. Concernant les EPM, les personnels s’inscrivent dans au moins dans deux d’entre elles :

En premier lieu, celle de la « reconnaissance existentielle » à son « niveau vertical d’interactions »4 qui intègre ce qui relève des autorisations d’aménagement temporel, spatial ou autre. En cela l’adaptation de l’emploi du temps des établissements en fonction de la prière hebdomadaire du vendredi, du mois de ramadan ou de la célébration de fêtes religieuses, entrent dans cette catégorie tout comme la mise à disposition d’un espace consacré à la prière.

En second lieu celle de la « reconnaissance de l’investissement dans le travail » qui, au « niveau vertical » prend en considération les difficultés et la charge de travail et au « niveau horizontal », celui de la communauté qui encourage à maintenir la mobilisation et les efforts collectifs relevant en partie, mais pas seulement, du bénévolat dans le cadre des EPM. La reconnaissance de ces efforts, surtout lorsqu’ils ne sont pas rémunérés, entre dans le cadre des actions individuelles accomplies au profit de la collectivité à ranger dans la catégorie fi sabillillah. Cette notion, qui en arabe signifie littéralement, sur la voie ou sur le chemin de Dieu, traduit ainsi l’idée d’une action effectuée à l’égard exclusif de Dieu et pour sa seule cause à l’exclusion de tout autre intérêt matériel ou personnel. C’est une démarche de foi par excellence, dont la sincérité ne peut être estimée, du point de vue du croyant, par personne d’autre que Dieu et son fidèle.

« Mon mari là, il a été muté à [700 km], et je ne suis pas partie, je suis restée pour [le collège]. Donc voilà, je le vois que les weekends, mais je ne peux pas abandonner ce projet, c’est pas possible. Bien sûr qu’il y a la dimension fi sabillillah parce que sinon, le salaire je sais que, moi je vous le dis je suis au smic, donc ça n’a rien à voir avec, alors que je suis diplômée, j’ai mon master, mais voilà je suis pas là pour heu… je suis pas là pour l’argent. Sinon je ne serais pas ici, ça c’est sûr ». (CPE S3 – Région Grand-est)

Cet aspect de l’engagement présenté comme fortement motivé par la foi religieuse, procure sans aucun doute une forme de satisfaction du devoir accompli génératrice de bien-être chez les personnels des EPM inscrits dans cette logique.

Conclusion

Nos observations montrent que la dimension religieuse du caractère propre des EPM visités s’avère plutôt discrète, notamment dans les programmes dont les quelques heures hebdomadaires consacrées à l’enseignement religieux ou à l’éthique musulmane sont généralement facultatives. Pour cela, cette dimension n’est pas absente et apparaît de manière plus ténue à travers la présence d’un « climat scolaire musulman ». Celui-ci se matérialise entre autres par un aménagement du temps et de l’espace qui a pour conséquence de faciliter diverses pratiques comme la prière, le ramadan, le port du voile, l’alimentation ou la célébration de fêtes. Ce climat se réalise également à travers une forme d’hexis linguistique se traduisant par l’emploi décomplexé de formules à la tonalité culturo-religieuse à l’instar des salutations sous la forme de salam walikum ou d’expressions courantes telles que alhamdulillah (Dieu soit Loué), inchâallah (Si Dieu le veut).

C’est donc en grande partie ce caractère propre des EPM qui en générant une forme de reconnaissance et un climat scolaire spécifique, va permettre aux personnels de bénéficier en partie d’un confort professionnel profitable à l’ensemble de la population et en particulier aux élèves. En effet, l’importance des relations sociales à l’école est établie à travers des modèles théoriques comme celui de Konu et al qui intègre les relations enseignants/élèves et entre pairs. D’autres auteurs démontrent plus précisément le bénéfice d’une relation de qualité avec les enseignants dans la construction subjective du bien-être des élèves (Engels et al., 2004). Dans leur contribution au rapport du Centre National d’Études des Systèmes Scolaires rendu en 2017 (CNESCO), Rascle et Bergugnat montrent, à travers une importante recension de publications et leurs propres résultats de recherche, l’importance de la qualité de vie des enseignants sur le bien-être des élèves et sur le déroulement de leur scolarité. C’est en cela que, tel que nous avons pu le voir au cours de cet article, le caractère propre des EPM du fait de son adossement à des valeurs musulmanes, offre un contexte présentant des éléments d’ordre pratique et psychologique qui tendent à favoriser le bien-être et le confort professionnel des personnels de direction, de vie scolaire et des enseignants, notamment, mais pas exclusivement, chez ceux d’entre eux se définissant musulmans. Pour ceux-là, le sentiment de bien-être et de reconnaissance semble participer de l’amélioration de la qualité du climat scolaire de l’établissement pour un meilleur épanouissement de toutes et tous.

Bibliographie

  • Berger, Peter et Peter Luckmann. 2006. La construction sociale de la réalité. Paris : Armand Colin.
  • Bourget, Carine. 2019. Islamic Schools in France. Minority Integration and Separatism in Western Society. Cham : Palgrave Macmillan Eds.
  • Brault-Labbé, Anne et Lise Dubé. 2009. « Mieux comprendre l’engagement psychologique : revue théorique et proposition d’un modèle intégratif ». Les Cahiers Internationaux de Pshychologie Sociale 1 : 115-131.
  • Brun, Jean-Pierre et Ninon Dugas. 2005. « la reconnaissance au travail : analyse d’un concept riche de sens ». Gestion 2 : 79-88.
  • Caille, Alain. 2007. La quête de la reconnaissance. Nouveau phénomène social total. Paris : La Découverte.
  • Engels, Nadine, et al. 2004. «Factors whichinfluence the well-being of pupils in Flemish secondary schools». Educational Studies : 127-143.
  • Feret, Corinne, Goulet, Nadia et André Reichardt. 2016. Mission d’information sur l’organisation, la place et le financement de l’Islam en France et de ses lieux de culte. Paris : Rapport d’information. Sénat.
  • Goffman, Erving. 1975 [1963]. Stigmates. Paris : Les Éditions de Minuit.
  • Göle, Nilufer. 2015. Musulmans au quotidien : Une enquête européenne sur les controverses autour de l’islam. Paris : La Découverte.
  • Hanafi, Rania, Bruneaud, Jean-François et Zineb Rachedi. 2021. Des établissements privés musulmans. Une émergence sous tensions . Lormont : Le Bord de l’Eau.
  • Honneth, Axel. 2013 [1992]. La lutte pour la reconnaissance. Paris : Gallimard.
  • Konu, Anne, et al. 2002. « Factor structure of SchoolWell-being Model ». Health Education Research : 732-742.
  • Poucet, Bruno. 2012. L’enseignement privé en France. Paris : PUF.
  • Rascle, Nicole et Laurence Bergugnat. 2016. « Qualité de vie des enseignants en relation avec celle des élèves : revue de question, recommandations. » Florin, Agnès et Philippe Guimard. Qualité de vie à l’école. Paris : Cnesco, 5-38.
  • Taylor, Charles. 1992. Multiculturalisme – différence et démocratie. Paris : Flammarion.
  • Weber, Max. 1995 [1921] Economie et société. Trad. Pierre Kamnitzer, Pierre Bertrand et al., Julien Freund. vol. I. Paris : Pocket.

Notes

  1. Cette nouvelle contractualisation a été attribuée au collège La medersa de St Denis de la Réunion qui est venu compléter l’offre éducationnelle de l’école primaire déjà existante depuis 1947.
  2. Pour plus de d’information sur la méthodologie de comptage employée, voir Hanafi, Bruneaud et Rachedi, 2021 : 193-194.
  3. Par foulard, nous entendons le tissu qui cache les cheveux et qui peut aussi être désigné sous le vocable voile ou, en arabe, hidjeb.
  4. Pour plus de détails sur les pratiques de reconnaissances aux travail, voir le tableau 1 « Plans d’interactions et pratiques de reconnaissance » (Brun et Dugas, 2005 : 86).
Rechercher
Posté le 20/06/2023
EAN html : 9791030008296
ISBN html : 979-10-300-0829-6
ISBN pdf : 979-10-300-0830-2
ISSN : 2823-8680
17 p.
Code CLIL : 3318

Comment citer

Bruneaud, Jean-François, Hanafi, Rania, ”Le caractère propre des 
établissements scolaires 
privés musulmans de France. Facteur de « confort professionnel » chez les personnels de direction, de vie scolaire et d’enseignement”, in : Bruneaud, Jean-François, Montoya, Yves, Ben Chaâbane, Zhaïra, Le bien-être au prisme des violences scolaires. Espaces, corps, valeurs, Pessac, PUB, collection S@nté en contextes 3, 2023, 117-134, [en ligne] https://una-editions.fr/le-caractere-propre-des-etablissements-scolaires-prives-musulmans [consulté le 19/06/2023].
10.46608/santencontextes3.9791030008296.7

Au téléchargement

Contenu(s) additionnel(s) :

Illustration de couverture • © borisz / iStock
Retour en haut
Aller au contenu principal