Au moment d’essayer de tirer un bilan de ces quelques considérations, il apparaît déjà que cet ouvrage sert avant tout au poète-courtisan à prendre rang au sein de l’élite culturelle et politique de son époque par l’excellence de ses correspondants et par la mise en évidence d’un réseau dense de relations prestigieuses parmi les condottieri, les princes, les hommes de lettres, d’Église et les laïcs. C’est une œuvre au sein de laquelle il s’invente une centralité, dans la mesure où, parmi ses cent quarante-sept destinataires, figurent les grands protagonistes de l’histoire de ce début de XVIe siècle, les papes Clément VII et Paul III ainsi que l’empereur Charles Quint, le roi François Ier, le marquis del Vasto, François Guichardin et des membres des plus célèbres familles de la Péninsule comme les Este, les Farnese, les Rangone, les Colonna, les Aragon, les Sanseverino, les Gonzague, de nobles dames comme Vittoria Colonna, des cardinaux et des intellectuels de renom comme Sperone Speroni, Lodovico Dolce ou Annibale Caro1. L’exhibition de ses correspondants et le choix des sujets traités participe de la constitution d’une communauté sociale et culturelle dans le cadre d’une opération de relance. Au-delà de son entrée dans le marché en pleine expansion du livre de lettres en 1549, il s’agit pour lui de se livrer à une opération promotionnelle par l’étalage de sa position, de son prestige et de la qualité de ses réseaux. Ce faisant, il adopte le comportement de l’épistolier auteur de répertoire de textes utiles, tel qu’il est étudié par Quondam :
È in questione, infatti, non solo la conferma sul mercato librario di quell’autoriconoscimento del proprio prestigio implicito in ogni edizione curata, o comunque autorizzata, dallo stesso autore, ma soprattutto la possibilità stessa di rendere pubblico un circuito di corrispondenza, di rapporti, che sia in grado di farsi garante dell’esemplarità generale di un’esperienza personale, e quindi autorizzi la sua trasformazione in libro a «comune utilità»2.
Quelles qu’aient pu être les intentions apologétiques, la volonté de prouver l’appartenance à une classe, voire à une caste, qui sous-tendent la parution de ce volume, le Tasse veut laisser lui aussi sa marque parmi ses semblables en rédigeant un véritable traité sur l’art d’écrire des lettres. De fait, à l’exception des toutes premières dépêches envoyées dans l’urgence du siège de Pavie et de celles, volontairement très détaillées, qui rendent compte de la campagne militaire du Montferrat, ces lettres dénuées de tout élément pouvant contribuer à leur identification, à leur insertion dans une trame culturelle ou historique donnée, sont bien celles d’un secrétaire, valables en raison de leur utilité et par conséquent réutilisables bien des années plus tard3. Dans leur impersonnalité et leur déploiement de rhétorique, elles dénoncent implicitement une stratégie qui tend à les transformer en parangons d’écriture, tel que cela ressort du titre des différentes éditions4, à destination d’un public lettré et dans le cadre d’un processus d’alphabétisation croissant dans la société italienne5. Tout en se livrant à un soigneux contrôle de ce qu’il écrit et de ce qu’il confie au pouvoir amplificateur de l’imprimerie, le Tasse cherche à diffuser des modèles à la fois rhétorique et linguistique de lettres, à se poser en exemplum d’expérience intellectuelle6 et nombre de ses lettres se distinguent par leur valeur paradigmatique. De ce fait, en publiant un recueil qui ressemble fort à un formulaire, autrement dit un répertoire de lettres utiles, il anticipe sur la production plus tardive des traités d’art épistolaire et s’inscrit au nombre de ceux qui contribuent à l’élaboration des normes en la matière.
Cette construction d’un modèle, qui répond à une exigence d’utilité à la fois morale et didactique, passe par l’affichage de sa prudence, de sa sagesse et de valeurs de moralité, voire de religiosité, et est patente dès l’ouverture du recueil. Désireux d’apparaître tel un parangon de vertu, dans sa construction d’un « je » du narrateur, Bernardo soigne son portrait de gentilhomme, non seulement homme de lettres primus inter pares, mais aussi courtisan, diplomate et bon père de famille. Dans le cadre d’une stratégie épistolaire bien définie, les textes ainsi proposés au lectorat sont destinés à présenter à l’opinion publique un parcours édifiant.
La parution d’un recueil conçu comme un modus scribendi s’insère au demeurant dans le processus en cours – au XVIe siècle et surtout dans l’aire vénitienne – qui tend à codifier aussi bien la langue que son utilisation ainsi qu’à régler et institutionnaliser les différentes expériences littéraires. L’aspect formel des textes publiés doit être corrélé avec la diffusion de la precettistica7, à partir de laquelle l’art rhétorique devient quelque chose qui s’enseigne et qu’on apprend. En même temps qu’à l’affirmation du recueil épistolaire en tant que genre littéraire à part entière, c’est à ce courant qu’on doit sans doute l’éloquence de la plupart des lettres du premier volume, leur caractère stéréotypé et latinisant, sans oublier leur didactisme qui renvoie peut-être à l’émergence de la trattatistica8. De fait, dans la deuxième partie du siècle, les instances de normalisation, de régulation des modes de vie et de comportement qui s’affirment déjà au moment où le famoso padre met sous presse son premier recueil épistolaire s’étendent aussi au domaine des lettres9. Et, d’une certaine manière, en présentant surtout des modèles réexploitables, Bernardo contribue lui aussi à l’essor de ce phénomène. En ce sens, son ouvrage participe de la tendance générale du XVIe siècle à codifier tout ce qui peut l’être, des écrits aux comportements humains, jusqu’aux questions linguistiques, religieuses, et ainsi de suite.
Enfin, il n’est pas anodin non plus que son volume paraisse en pleine crise des rapports entre intellectuels et pouvoir, au moment où des contingences historiques précises rendent cruciale pour lui l’affirmation d’une primauté intellectuelle et professionnelle. Comme cela a déjà été dit, le Tasse, qui appartient à cette classe nombreuse et multiforme d’hommes de lettres insérés dans les positions sociales les plus différentes, est un des témoins privilégiés du processus d’absolutisme qui touche de façon flagrante les cours seigneuriales de la Péninsule. À l’instar de ses pairs donc, comme Annibal Caro par exemple, qui était bien conscient de son obligation de « tirar la carretta », il déplore sa condition de dépendance et revendique fréquemment son autonomie, son autorité d’homme de lettres et son désir de se consacrer à l’otium littéraire. Mais pour lui, comme pour la plupart des littérateurs, l’écriture ne devient jamais un travail autonome, rentable (sauf peut-être pour l’Arétin), pas même avec l’édition tant espérée de l’Amadis. Il se trouve dans une situation intermédiaire, toujours plus ou moins risquée et servile, qui est somme toute celle de la plupart des intellectuels-courtisans d’Italie, pour lesquels la littérature représente une activité secondaire par rapport aux obligations courtisanes, mais aussi a contrario, un titre de gloire capable de garantir les faveurs d’un prince ou de les faire passer d’une cour à une autre plus hospitalière10.
Les raisons qui préludent à cette entrée sur le marché du livre de lettres apparaissent pour lors manifestement liées aussi à la précarité de son statut de courtisan lorsque son rapport avec Ferrante Sanseverino est mis à mal par l’insurrection napolitaine de 1547 et par son erreur de jugement qui, à terme, le conduisit avec son mécène à changer de camp et à connaître l’exil11. Bien qu’il ne l’avoue nulle part, il est possible que son choix de suivre le neveu désormais honni de Charles Quint en France provienne aussi de la reconnaissance de sa responsabilité12. Ce contexte de crise individuelle, qui reflète celui plus général des hommes de lettres au XVIe siècle, concourt à rendre nécessaire, voire indispensable, la parution d’un ouvrage susceptible de le réinstaller au premier plan de la scène du monde. Un ouvrage complet, qui mette en lumière toutes ses qualités littéraires, diplomatiques, politiques et humaines, en bref, qui se présente comme un paradigme de comportement et d’écriture.
Notes
- Pour une liste exhaustive, voir Lettere, I, Introduzione, p. XXXIV.
- Amedeo Quondam, Le «carte messaggiere»…, p. 42 : « Il est question, en effet, non seulement de la confirmation sur le marché éditorial de cette reconnaissance de son propre prestige qui est implicite dans toute édition préparée, ou à tout le moins autorisée, par l’auteur lui-même, mais surtout de la possibilité même de rendre public un circuit de correspondance, de rapports personnels, qui soit en mesure de se porter garant de l’exemplarité générale d’une expérience personnelle et d’autoriser donc sa transformation en livre “d’utilité commune” ».
- Ce qui ne sera pas le cas pour les recueils de Bembo, de l’Arétin de Tolomei et d’autres encore trop liés à leur trame culturelle pour passer le cap de la fin du siècle. Cf. Amedeo Quondam, Le «carte messagiere»…, p. 82.
- Le frontispice de l’édition vénitienne de Jacopo Sansovino en 1570 affiche : Le lettere di M. Bernardo Tasso, Utili non solamente alle persone private, ma anco ai Secretari de Principi, per le materie che vi si trattano, e per la maniera dello scrivere. Le quali per giuditio de gli intendenti sono le più belle e correnti dell’altre. Di nuovo ristampate, rivedute e corrette con molta diligenza. Voir aussi : Le lettere di m. Bernardo Tasso vtili non solamente alle persone priuate, ma anco a secretarij de prencipi, per le materie che vi si trattano, & per la maniera dello scriuere. Di nuouo ristampate, riuedute & corrette con molta diligenza. In Venetia ; appresso Giouanni de’ Picchi & fratelli, 1578 ; Le lettere di m. Bernardo Tasso. Vtili non solamente alle persone priuate, ma anco a Secretarii de Prencipi, Di nuouo ristampate, riuedute & corrette con molta diligenza. In Venetia ; appresso Domenico Caualcalupo, 1580.
- Amedeo Quondam, Le «carte messaggiere»…, p. 88.
- Amedeo Quondam, Le «carte messaggiere»…, p. 57.
- La precettistica naît dès lors que les caractéristiques d’une période ou d’une œuvre sont érigées en éléments constitutifs et indérogeables de l’art. Le phénomène apparaît dès le début du XVIe siècle, mais devient particulièrement marqué dans les années 1540.
- Voir, entre autres, Giangiorgio Trissino et son Epistola de le lettere nuovamente aggiunte ne la lingua italiana (Vicenza, 1524), Pietro Bembo et ses Prose della volgar lingua (Venezia, 1525), la Grammatica volgare (Venezia, 1537) de Alberto Accarisio, les Osservazioni sulla lingua volgare divise in quattro libri (Venezia, 1550) de Lodovico Dolce et les Fondamenti del parlar toscano de Trifon Gabriele (Venezia 1550).
- Amedeo Quondam, Le «carte messaggiere»…, p. 137.
- Guido Sacchi, Fra Ariosto e Tasso, vicende del poema narrativo, Pisa, Edizioni della Normale, 2006, p. 13.
- Voir à ce sujet le chapitre portant sur la tourmente de l’histoire napolitaine.
- C’est bien autrement que, dans une lettre adressée à Benedetto Varchi et publiée dans le recueil de 1560, il justifie son choix de partager le sort désormais incertain du prince de Salerne : « Signor mio, io non poteva senza grandissimo biasimo e senza giustissima nota d’ingratitudine, avendolo servito vintitre anni ne la prospera fortuna e trovandomi beneficiato da lui, abandonarlo ne l’adversa, non avendo obligo con la Maestà Cesarea, né di vassallaggio, né di feudo, né di fede. Onde per non mancar a l’onor mio, volsi perder tanta facultà, abbandonar la moglie da me sovra tutte le cose del mondo amata, i figliuoli piccioli, tante altre cose […], sperando pur, che avendo io con questo atto non solo pagata tutta l’obligazione ch’io aveva a Sua Eccellenza, ma di debitore, ch’io le era, di molto maggior obligo divenuto suo creditore ». Cf. Lettere, II, CLIV, p. 499.