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Chapitre 2. Pêche et traitement
des murex

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Après avoir décrit les trois coquillages à pourpre exploités dans l’Antiquité, nous allons maintenant détailler les principales techniques de pêche. Nous essaierons ensuite de comprendre ce qu’il advenait de ces mollusques qui étaient débarqués par milliers sur les littoraux et nous évoquerons, à cette occasion, les différentes techniques destinées à maintenir les coquillages vivants. Nous décrirons enfin le traitement des murex, c’est-à-dire les opérations que les ouvriers effectuaient afin de prélever la fameuse glande tinctoriale.

Période et techniques de pêche

La période de pêche

Comme pour toutes les espèces de poissons et de coquillages, il existe une période propice à la pêche aux coquillages à pourpre. Cette caractéristique est mentionnée à plusieurs reprises chez les auteurs anciens qui ont su les observer et se sont renseignés sur les causes des périodes “creuses” ou propices de la pêche. Deux facteurs essentiels interfèrent sur la pêche : la reproduction des coquillages et les variations climatiques.

La période de reproduction

La période de reproduction des coquillages à pourpre semble influer sur la qualité du suc tinctorial. Selon Aristote, “c’est au moment où les murex font leur cire que leur fleur1 est de la plus mauvaise qualité”2. Pline reprend cette constatation en précisant qu’à cette période, le suc “est trop fluide”3 (HN, 9.133). Mais cela a-t-il un impact sur la fabrication de la teinture pourpre et donc sur la pêche aux coquillages à pourpre ?

La pêche en période de reproduction selon Pline l’Ancien

Selon le naturaliste, il fallait pêcher les coquillages à pourpre durant l’époque “qui précède la saison printanière, car lorsqu’ils ont jeté leur viscosité, leur suc est trop fluide”4. Il fallait donc éviter de pêcher les coquillages à pourpre durant les mois de mars et d’avril. Pline ne précise pas la raison pour laquelle le suc tinctorial trop fluide n’était pas approprié à la fabrication de la teinture. Il se contente de déplorer que “les ateliers de teinture ignorent cette particularité, malgré toute son importance”5 (HN, 9.133). Mais quel effet néfaste un suc tinctorial trop fluide pouvait-il avoir sur la teinture ? Comment des ouvriers qui manipulaient les coquillages et les teintures quotidiennement pouvaient-ils ignorer un détail d’une si grande importance ? À notre connaissance, aucune observation n’a été faite à ce sujet et nous ne savons absolument pas quel impact a pu avoir un suc tinctorial fluide sur la fabrication de la teinture pourpre. Cependant, le fait que les ateliers producteurs de pourpre n’aient pas été gênés par ce problème tendrait à signifier qu’il n’avait aucune conséquence sur la qualité de la teinture et donc qu’il n’y avait pas de baisse d’activité de la pêche aux coquillages à pourpre en cette période.

La pêche en période de reproduction selon Aristote

Selon Aristote, les coquillages étaient au contraire pêchés : “au printemps, au moment où ils font leur cire”6 (Hist. an., 5.15 [547a]). Il faut comprendre par le mot “cire” la ponte des murex qui ressemble, il est vrai, étrangement à l’intérieur d’une ruche : les œufs sont regroupés et forment de petites et nombreuses alvéoles7. L’auteur va jusqu’à ajouter que certains coquillages à pourpre font parfois leur cire alors qu’ils sont captifs : dans les corbeilles (Hist. an., 5.15 [546b])8. Ces propos renforcent la théorie selon laquelle les coquillages à pourpre étaient bien pêchés lors de la période de reproduction et surtout nous donnent la raison pour laquelle Aristote prônait la pêche lors de cette période bien particulière : les coquillages à pourpre pondaient au même endroit. La pêche s’en trouvait ainsi facilitée et les pêcheurs – peut-être plus particulièrement les plongeurs9 – pouvaient ainsi amasser un grand nombre de coquillages d’un seul coup. Il fallait profiter de cette occasion favorable qui ne durait que deux mois, car la hausse des températures à l’approche de l’été ainsi que d’autres facteurs climatiques rendaient parfois la pêche aux coquillages difficile, voire impossible.

Les variations climatiques : des facteurs importants pour la pêche aux coquillages à pourpre

La canicule

Le mot “canicule” désigne dans l’Antiquité la période où l’étoile de Sirius se couche et se lève avec le soleil du 22 juillet au 22 août. C’est durant ces mois de l’année que les températures sont généralement les plus élevées.

Les coquillages à pourpre n’étaient pas pêchés “pendant la canicule, car ils ne cherchent pas à se nourrir, mais se cachent et restent à l’abri”10 (Arist., Hist. an., 5.15 [547a]). Cette constatation est aussi faite par Pline (HN, 9.133), mais ce dernier est beaucoup moins précis qu’Aristote et se contente juste de signaler que “l’époque la plus favorable à la pêche des pourpres est celle qui suit le lever de la Canicule”11. Leur disparition durait environ 30 jours12 : la hausse des températures ne leur convenait pas du tout car ils ne supportaient pas la chaleur. Ainsi, dès que la température de l’eau atteignait 28-30 °C, les coquillages s’enfonçaient dans le sable ou migraient vers des lieux plus profonds et donc plus frais13. De ce fait, la pêche était interrompue pendant environ un mois si l’on en croit Aristote. Mais les fortes températures ne pouvaient-elles pas s’étaler sur plus d’un mois ? Assurément oui, si l’on prend l’exemple de la Tunisie ou de la Libye : la pêche aux coquillages à pourpre dans ces régions devait être suspendue pendant deux mois au minimum en milieu lagunaire. D’ailleurs, ce cas pouvait se présenter également ailleurs et même dans des régions plus au nord. Ainsi, la canicule de l’été 2003 qui s’est abattue sur la France a eu pour conséquence de faire disparaître les Hexaplex trunculus de l’étang de Thau de la fin du mois de juillet jusqu’au début du mois d’octobre. Les coquillages ont mis du temps à revenir dans cette immense lagune qui était devenue inhabitable pour eux14.

Les fortes pluies

Un texte d’Aristote nous signale également qu’il y avait pénurie de coquillages à pourpre lorsque les précipitations étaient importantes :

Les années très pluvieuses conviennent à tous les testacés sauf aux murex. En voici la preuve : si l’on place des murex à l’embouchure d’un fleuve et qu’ils goûtent à l’eau, ils meurent le jour même15 (Hist. an., 8.20 [603a]).

Il s’agit encore ici d’une remarque très judicieuse : les coquillages vivant en milieu lagunaire ne supportent pas les changements brusques de salinité et ne se plaisent que dans des eaux ayant un taux de salinité similaire à celui de la mer qui se trouve à proximité. En cas de fortes pluies, le taux de salinité baisse et les coquillages meurent en quelques jours. Il faut alors attendre que le taux revienne à la normale pour pouvoir alors reprendre la pêche.

Les techniques de pêche

Le ramassage

Le ramassage ne concernait que les espèces se trouvant autour des rochers et des parcs à moules, c’est-à-dire le Stramonita haemastoma et le Nucella lapillus. Leur habitat fait d’eux les coquillages les plus faciles à attraper : il suffisait aux pêcheurs de prospecter autour des rochers ou près des parcs à moules peu profonds qui attiraient ces coquillages en grande quantité16. Les pêcheurs devaient transporter avec eux un panier afin de déposer leur récolte et ils ne rentraient à l’atelier qu’après avoir collecté le nombre désiré de Stramonita haemastoma ou de Nucella lapillus après avoir prospecté tous les endroits susceptibles de fournir ces espèces de coquillages.

La pêche à la nasse

Contrairement au Stramonita haemastoma et au Nucella lapillus, l’Hexaplex trunculus et le Bolinus brandaris nécessitaient une technique de pêche élaborée, car on ne les trouvait pas à moins de 3 m de profondeur. La technique de la pêche à la nasse reposait en fait sur le point faible des coquillages à pourpre : leur gourmandise.

Les appâts utilisés

Gourmandise et gloutonnerie sont les mots respectivement utilisés par Pline (HN, 9.132) et Élien (NA, 15.10) pour définir le principal trait de caractère des coquillages à pourpre. Selon Aristote :

Les testacés ont l’odorat et le goût, et l’emploi d’appâts le prouve, comme dans le cas du murex (…). Les testacés perçoivent aussi les saveurs, les mêmes faits le montrent : en effet, si chacun se dirige vers ce qu’il reconnaît à son odeur, c’est aussi parce que la saveur lui plaît. De plus tous les animaux qui ont une bouche éprouvent des impressions agréables ou désagréables par le contact des saveurs.17 (Hist. an., 4.8 [535a]).

Ainsi, les coquillages à pourpre étaient non seulement gourmands, mais de plus, ils avaient des goûts bien déterminés qui permettaient aux pêcheurs de préparer des appâts efficaces. Selon les sources textuelles, deux types d’appâts étaient utilisés : les coquillages et les déchets de poissons pourris.

  • Les coquillages

Les coquillages à pourpre semblaient apprécier la chair de leurs congénères si l’on en croit les affirmations d’Aristote, de Pline et d’Élien. Il semblerait que le type de coquillage utilisé comme amorce n’avait pas grande importance, puisque la pêche se pratiquait aussi bien avec des coquillages de type bigorneau18 (στρόμβον) qu’avec des bivalves19. Les coquillages à pourpre étaient des mollusques “perceurs”, ils étaient dans un cas comme dans l’autre capables de transpercer la coquille d’un autre mollusque grâce à une radicule très coupante.

Selon les sources textuelles, il semblerait toutefois que le choix des amorces ait été fait en fonction du coquillage à pourpre que l’on voulait pêcher. En effet, le Stramonita haemastoma semble avoir une préférence pour les bivalves et plus particulièrement pour les moules, comme l’a remarqué J. Zaouali, tandis que les coquillages n’ont apparemment pas d’exigence particulière, si ce n’est celle d’avoir de la nourriture avariée. Nous comprenons mieux, dès lors, un passage quelque peu étrange de Pline qui pensait que des moules à demi-mortes étaient capables, en se refermant sur la langue des coquillages à pourpre, de les maintenir prisonniers (HN, 9.132). Le naturaliste n’avait apparemment pas compris le but de cette manœuvre : il s’agissait ici tout simplement de les attirer grâce à l’odeur de moules moribondes. Les pêcheurs avaient bien compris l’attrait des coquillages à pourpre pour la nourriture peu fraîche et ils utilisèrent une autre amorce : la chair en putréfaction.

  • La chair en putréfaction ­­­­­­­

“On prend aussi les pourpres avec des amorces fétides”20 explique Pline (HN, 10. 195). Bien que le naturaliste ne précise pas de quelle sorte d’amorce il s’agit, le terme fétide confirme le caractère charognard des coquillages à pourpre. Aristote nous décrit également ce phénomène : “s’il (le coquillage à pourpre) s’approche d’un appât de ce genre, c’est qu’il le sent de loin”21. Ainsi, l’essentiel pour attirer les coquillages à pourpre n’était pas le type de nourriture, mais le fait que celle-ci soit avariée : plus l’odeur dégagée était forte et plus les coquillages appréciaient. Mais avec quoi les pêcheurs confectionnaient-ils ce genre d’appât ? Aristote (Hist. an., 4.8 [535a]), tout comme Pline, reste vague à ce sujet, car ils emploient l’adjectif fétide (faetidis) ou le mot σαπρότης qui signifie pourriture. Ce manque de précision peut être considéré comme un indice : le type d’amorce importait peu, mais il fallait impérativement qu’elle soit en putréfaction. De par leur activité professionnelle, les pêcheurs étaient à même d’appâter les coquillages à pourpre avec des déchets de produits de la mer. Il était très simple de faire pourrir les têtes, queues, viscères et peaux de poissons qui n’étaient pas consommables ou alors d’utiliser tout simplement les corps des coquillages dont on avait ôté la glande tinctoriale.

En février 2004, lors de notre sortie sur le lac de Bizerte, M. Boukoum, qui pêche à la fois les coquillages à pourpre et les poissons, avait utilisé des peaux de chien de mer : les appâts dépendent en fait des espèces de poissons pêchées en parallèle.

Le procédé de la nasse

La technique de pêche à la nasse est très bien connue grâce aux sources textuelles qui la décrivent en détail. Il semble que ce procédé de pêche ait été créé uniquement pour la pêche aux coquillages à pourpre, car celle-ci repose, comme nous venons de le voir, sur la gourmandise de ces derniers. Afin de mieux comprendre la technique, décrivons tout d’abord la nasse.

  • Description de la nasse

C’est Pline qui nous donne la description la plus précise de la nasse : “On prend les pourpres en jetant au large des espèces de nasses minuscules et tissées peu serré”22 (HN, 9. 132). Une nasse vraisemblablement similaire à ce témoignage a été retrouvée dans une épave d’époque romaine à Comacchio (fig. 5). Elle était remplie de Bolinus brandaris et de quelques Hexaplex trunculus23.

  • La pêche

Selon Aristote, la pêche aux coquillages à pourpre était pratiquée au début sans nasse : seules les amorces étaient immergées. Cela avait pour résultat que : “le murex déjà tiré de l’eau y retombait souvent”24 (Hist. an., 5.15.547a). C’est pour cette raison que des nasses qui tenaient lieu de réceptacle ont été mises en place sous les appâts : le coquillage à pourpre retombait dans la nasse une fois rassasié25. En réalité, les observations de J. Zaouali26 ont montré que ce n’est pas le fait d’être gavé qui fait tomber le coquillage dans la nasse, mais la remontée de cette dernière qui engendre un sentiment de peur chez le mollusque : il se détache de l’amorce afin de retomber dans l’eau pour ne pas être attrapé.

Nasse retrouvée sur l’épave romaine de Commacio (Berti 1990, fig. 11).
Fig. 5. Nasse retrouvée sur l’épave romaine de Commacio
(Berti 1990, fig. 11).

Étant donné la petite taille des nasses et le très grand nombre de coquillages à pourpre nécessaire pour faire la teinture, les pêcheurs ne se contentaient pas de jeter quelques nasses : des centaines devaient être immergées en même temps. Les nasses étaient attachées “à un liège indicateur de la nasse”27 qui permettait de repérer l’endroit où ces dernières avaient été jetées.             

La plongée

La définition exacte du mot “plongée” est l’immersion totale du corps humain dans l’eau. À partir de ce sens, nous pouvons distinguer deux sortes de plongées destinées à collecter des coquillages à pourpre.

La plongée en eau peu profonde

Nous avons vu que les Stramonita haemastoma et les Nucella lapillus vivent autour des rochers ainsi que dans des profondeurs comprises entre 2 et 3 m28. En période de temps calme, plonger à cette profondeur était particulièrement aisé. En revanche, en cas de gros temps, cet exercice s’avérait dangereux à cause des courants et des vagues qui pouvaient projeter les plongeurs sur les rochers.

Les Hexaplex trunculus et les Bolinus brandaris situés à une profondeur raisonnable pouvaient également être récoltés par des plongeurs ; ceux-ci étaient peut-être envoyés “en éclaireurs” afin de constater si les nasses étaient bien remplies et, si tel n’était pas le cas, ils attrapaient déjà les coquillages attachés aux amorces.

La plongée en eau profonde

Cette technique de pêche était pratiquée pour la collecte des Hexaplex trunculus et surtout des Bolinus brandaris que l’on trouve encore à 30 m de fond29.

Le premier témoignage sur un plongeur spécialisé dans la récolte des coquillages est celui d’Hérondas au IIIe siècle a.C. : “Vois comme il a râpé ses guenilles jusqu’à la corde, à la façon dont un pêcheur à la nasse délien use dans la mer ce qui lui reste de vie”30.

P. Bruneau a bien montré en effet qu’on peut rapprocher ce texte de deux extraits de Diogène Laërce (2.22 et 9.12) dans lesquels apparaît à propos de livres l’expression “avoir besoin de plongeur délien” qui signifie “avoir besoin d’éclaircissements”31. Une glose de la Souda explique : “Plongeur délien : ‘qui ne s’y noiera pas’”32. L’île de Délos ayant été un centre producteur de pourpre33, il propose donc de manière tout à fait convaincante de faire du pêcheur à la nasse d’Hérondas et du plongeur de Délos de Diogène Laërce deux personnages qui pratiquaient en fait le même métier : celui de plongeur spécialisé dans la récolte des coquillages à pourpre34. Cette conclusion judicieuse est corroborée par deux textes de Pline qui décrivent les conditions dans lesquelles se déroulait exactement cette chasse sous-marine.

Selon Pline, cette pratique était presque aussi dangereuse que le travail dans les mines qui était réputé pour être le plus dur qui fût : “Il arrive que tout à coup des fissures y provoquent des éboulements qui écrasent les ouvriers, de sorte qu’il paraît désormais moins téméraire d’aller chercher des perles et des pourpres au fond de la mer, tant nous avons rendu la terre plus nuisible que l’eau !”35 (HN, 33.70). Mais en quoi était-ce si dangereux de plonger afin d’aller récolter des coquillages à pourpre ? C’est encore Pline qui nous fournit la réponse : “Ils (les Gaulois) ne vont pas chercher le murex au fond des mers ; ils ne vont pas s’exposer en l’enlevant à être dévorés par les monstres marins, tandis qu’ils sondent des fonds que les ancres mêmes n’ont pas atteints (…)”36 (HN, 22.3-4). Cette exagération du Naturaliste était sans doute due à la peur de l’inconnu : les plongeurs descendaient récolter les coquillages dans des lieux très profonds où peu d’hommes osaient s’aventurer. Ils devaient maitriser la technique de la plongée en apnée qui pouvait leur permettre de rester deux à trois minutes sans respirer37. Cette pratique explique l’état de délabrement physique de ces hommes : plonger à cette profondeur n’était pas sans conséquence pour le corps qui subissait quotidiennement la pression de l’eau. Même s’il s’agissait de plongeurs professionnels, les risques de noyade et d’embolie pulmonaire étaient très grands, et nous comprenons mieux maintenant la réflexion de Pline.

Les techniques de pêches actuelles

Au début du XXe siècle, A. Locart décrit la pêche des Bolinus brandaris :

(…) à une profondeur variant de cinq à quinze brasses [entre ≈ 9 et 27 m], les pêcheurs en ramassent souvent de grandes quantités avec leurs filets où le Murex s’accroche par ses épines. Aux environs de Marseille, on le pêche souvent au girelier, sorte de nasse ronde et plate au centre supérieur de laquelle est pratiquée une petite ouverture par laquelle s’introduit le mollusque attiré par quelques morceaux de morue, de hareng, des têtes de thon, etc. que l’on dispose préalablement comme appât38.

Lors d’un séjour à Carthage en février 2004, nous avons eu la chance de pouvoir assister à une pèche à l’Hexaplex trunculus sur le lac de Bizerte. C’est un pêcheur, M. Boukoum, qui a bien voulu nous montrer de quelle façon il procédait pour attraper ces mollusques. Il utilise des nasses faites avec un filet très lâche en corde, attaché à un cercle d’environ 30 cm de diamètre qui constitue l’ouverture de la nasse. Quatre cordes d’environ 20 cm sont nouées en quatre points diamétralement opposés à l’ouverture circulaire de la nasse et sont attachées entre elles au-dessus cette dernière : ce sont elles qui servent de point d’attache à l’appât. Le schéma39 (fig. 6a et 6b) établi à partir d’une de ces nasses montre bien, d’une part, que les mailles du filet sont larges, mais suffisamment petites pour ne pas laisser s’échapper les Hexaplex trunculus et, d’autre part, que le filet ne mesure que 20 à 35 cm de profondeur.

Nasse retrouvée sur l’épave romaine de Commacio (Berti 1990, fig. 11).
Fig. 6a et 6b. Schémas descriptifs de la nasse employée pour pêcher le murex dans le lac de Bizerte, Tunisie.

Ces nasses sont surmontées d’appâts qui sont des peaux et des têtes de chiens de mer. Elles demeurent immergées durant 24 heures environ : selon M. Boukoum, il faut laisser le temps aux Hexaplex trunculus d’arriver jusqu’à l’appât, mais pas de se rassasier et donc de partir. Au bout de 24 heures, les amorces sont remontées et les mollusques remplissent les nasses (fig. 7). La remontée de deux cent nasses peut donner une récolte allant jusqu’à 200 kg d’Hexaplex trunculus40, soit environ 1 kg par nasse ! Ce résultat n’est cependant valable qu’en cas de beau temps et de mer calme. En effet, lors de notre sortie sur le lac de Bizerte, le vent avait soufflé assez fort pendant une semaine et la remontée de quatre nasses n’avait fourni qu’une quarantaine d’Hexaplex trunculus.

Remontée de plusieurs nasses contenant des murex. Pêche effectuée par M. Boukoum sur le lac de Bizerte, Tunisie (cl. C. Macheboeuf).
Fig. 7. Remontée de plusieurs nasses contenant des murex.
Pêche effectuée par M. Boukoum sur le lac de Bizerte, Tunisie (cl. C. Macheboeuf).

La pêche aux coquillages à pourpre était bien sûr indissociable d’une bonne connaissance de ces derniers. Les pêcheurs ont su observer leur proie et ont découvert plusieurs aspects de leur comportement qui leur ont permis d’élaborer des pièges efficaces pour les attraper. Ces observations transcrites par les naturalistes grecs et romains ont donné lieu à des descriptions très imagées et très précises qui ne laissent place à aucune interrogation. Elles ont été en partie  corroborées par nos propres expériences. Ainsi, nous savons que les coquillages étaient collectés, pêchés à la nasse ou en plongée, avec des appâts de chairs décomposées.

La conservation des coquillages après la pêche

Après avoir mentionné les différentes étapes de la pêche aux coquillages à pourpre, nous pouvons maintenant nous interroger sur le traitement que ces derniers recevaient à leur sortie de l’eau. Nous soulevons ici un problème d’une grande importance, car la teinture ne pouvant être obtenue qu’à partir de coquillages vivants, il fallait s’adapter à cette situation.

La conservation à court terme

Aristote explique qu’au moment où les nasses étaient remontées avec une certaine quantité de coquillages à pourpre, ces derniers étaient gardés “dans les nasses (κύρτοις) jusqu’à ce qu’on en ait beaucoup et qu’on ait le loisir de les traiter”41 (Hist. an., 5.15 [547a]). P. Bruneau42 insiste sur l’article défini “les” devant le mot “nasse” pour démontrer que l’on conservait les coquillages à pourpre dans les mêmes nasses qui servaient à la pêche. Aristote43 mentionne qu’en période de reproduction, il arrivait que les coquillages pêchés se reproduisent dans des petites corbeilles appelées φορμίς. Selon nous, l’auteur a délibérément employé ce terme et non celui de κύρτος, car il s’agissait bien de deux choses différentes : la nasse (κύρτος) était uniquement destinée à la pêche, tandis que la corbeille (φορμίς) devait accueillir les coquillages qui venaient d’être récoltés. Ces corbeilles pouvaient être attachées sur le bord des barques grâce à une corde qui permettait de les laisser tremper dans l’eau de mer afin que les coquillages contenus à l’intérieur ne meurent pas d’asphyxie en attendant l’arrivée sur la plage.

La conservation à moyen terme

Les coquillages à pourpre devaient être conservés dans des viviers44. Le but premier de ces structures était de conserver les coquillages vivants et en bonne santé afin que la glande tinctoriale garde toute sa fraîcheur. Il fallait donc que l’eau soit renouvelée et oxygénée régulièrement sous peine de voir mourir les coquillages comme l’indique Pline : “Les pourpres, après avoir été pêchés, vivent jusqu’à cinquante jours dans leur salive”45 (HN, 9.128) et Aristote : “Et pourtant le murex, une fois pêché, vit environ cinquante jours”46 (Hist. an., 8.20 [603a]). Cette conservation devait se faire essentiellement :

  • lors de commande particulière ; si un particulier commandait un vêtement entièrement teint en pourpre, des centaines de kilos de coquillages devaient rester dans les viviers afin de laisser le temps aux ouvriers d’extraire les glandes tinctoriales ;
  • après la période de reproduction ; si l’on suit les propos d’Aristote, une pêche intensive avait lieu au printemps47. Il fallait alors conserver les coquillages jusqu’à ce qu’on en ait besoin ;
  • avant la canicule ; les producteurs savaient que les coquillages allaient manquer pendant les mois de juillet et d’août et il était alors judicieux de faire des réserves juste avant, afin de ne pas avoir à arrêter la production de teinture.

Ces coquillages demandaient une attention toute particulière, car une dégradation de leur état général entraînait inévitablement une altération de la glande tinctoriale. Aristote ajoute que les coquillages pouvaient être nourris, mais que ceci était accessoire : “Ils se nourrissent entre eux, car il leur pousse sur leur coquille une espèce d’algue ou de lichen”48 (Hist. an., 8.20.603a). Faut-il y voir une allusion à des coquillages destinés à la consommation ? Peut-être, mais il est fort possible que des coquillages destinés à la pourpre aient été également nourris, car le suc contenu dans leur glande tinctoriale devait rester de la meilleure qualité et la taille de la glande tinctoriale était en rapport avec la taille du mollusque.

La reproduction en milieu artificiel

Un texte très instructif de Columelle sur les piscinae mentionne la reproduction des murex :

Une étendue vaseuse sur la côte est l’endroit pour élever le poisson plat, comme la sole, le turbot et le flet ; c’est aussi très approprié pour les testacés : les coquillages produisant la pourpre (…)49 (Rust., 8.16.7-8).

Deux interprétations sont possibles : soit les petits “murex agglomérés” décrits par Aristote50 étaient mis dans des piscinae afin d’y être élevés soit les coquillages à pourpre se reproduisaient dans ces structures.

Il ne fait aucun doute, en tout cas, que c’est une connaissance solide de la reproduction des coquillages à pourpre qui a inspiré les écrits d’Aristote et peut-être ceux de Pline qui fournit une description parfaitement juste et imagée de ce qu’est la ponte des coquillages51.

Nous ignorons si l’élevage en piscinae a donné lieu à une production importante. L’absence de ces structures près des vestiges archéologiques ne peut être interprétée comme un indice, car leur position en front de mer les rendait très vulnérables. Cependant, il est très improbable que cet élevage ait suffi à satisfaire les gros besoins des ateliers de pourpre : les coquillages issus des piscinae devaient seulement venir renflouer les viviers qui tendaient à s’épuiser en cas de canicule prolongée ou de fortes précipitations.

Il existait donc deux manières de conserver les coquillages à pourpre vivants après la pêche : dans des corbeilles si c’était pour une journée ou deux tout au plus ou dans des viviers pour une durée de conservation plus longue, mais aussi pour en faire l’élevage. Ces solutions permettaient de ne jamais arrêter la production de la teinture pourpre dont nous allons à présent décrire la fabrication.

Traitement des murex

Comment accéder à la glande tinctoriale ?

Avant de procéder à la fabrication de la teinture pourpre, il fallait accéder à la glande tinctoriale. Selon les sources textuelles, il y avait plusieurs façons de le faire.

Les différentes techniques

L’extraction du corps du mollusque de sa coquille

Nos deux sources principales, Pline et Aristote, évoquent une première technique : l’extirpation de la totalité du corps du mollusque de sa coquille52. Les auteurs ne précisent pas avec quelle sorte d’outil les ouvriers parvenaient à un tel résultat.

Dans le cadre de nos expériences, nous avons tenté à plusieurs reprises d’extraire le corps d’un coquillage vivant de sa coquille. Nous avons utilisé pour ce faire une épingle, une fourchette, un couteau et une fourchette à escargot, mais ces diverses tentatives n’ont jamais été couronnées de succès. Ceci est tout à fait compréhensible, car le coquillage est vivant et lutte donc de toutes ses forces pour rester à l’intérieur de sa coquille.

Signalons par ailleurs qu’aucune coquille parfaitement entière n’a été retrouvée sur les sites producteurs. Cet indice tendrait à prouver que la technique de l’extirpation n’était guère utilisée, d’autant qu’il existait un procédé plus facile.

Le concassage de la coquille entière

Le concassage de la coquille était recommandé lorsque celle-ci était de petite taille. C’est ce que dit Aristote qui ajoute : “car il n’est pas facile de les en extraire”53 (Hist. an., 5.15 [547a]). Pline est du même avis : “On écrase les petits, vivants, avec leur coquille”54 (HN, 9.126).

L’étude des vestiges archéologiques confirme cette pratique : chaque site répertorié dans le catalogue comprend la présence de fragments de coquilles. Les exemples les plus représentatifs sont Meninx et Délos55 où des millions de ces fragments jonchent encore le sol.

L’archéologie expérimentale corrobore également cette affirmation. Nous avons eu l’occasion d’extraire plusieurs centaines de glandes tinctoriales et l’opération de concassage de la coquille s’est avérée en effet nécessaire chez les petits coquillages. La petite taille de la coquille rend les coups de pierre ou de marteau beaucoup plus efficaces et il est assez difficile de ne pas casser la coquille dans sa totalité. De plus, la glande tinctoriale chez les individus de petite taille est minuscule (environ 2 à 3 mm) et un simple trou dans la coquille au niveau de cette glande (voir ci-après) n’est pas suffisant pour l’extraire avec précision.

Un passage d’Élien mentionne le concassage des coquilles, mais apparemment pour les coquillages de toutes tailles :

Quand un pêcheur de coquillages à pourpre en attrape un, non pas pour la consommation humaine, mais pour la teinture de la laine, si la couleur de celui-ci demeure solide, indélébile et capable de produire une authentique teinte inaltérable, il le brise, la coquille et le reste, d’un coup de pierre56 (Hist. an., 16.1).

Dans ce passage, Élien a raison d’expliquer que la coquille et le reste, c’est-à-dire les chairs, étaient respectivement brisés et même broyés. Chez les tout petits individus, on peut même penser que l’intégralité du corps était utilisée pour l’élaboration de la teinture, car une bactérie nécessaire à l’obtention de la teinture était présente dans les chairs57. En fait, la technique devait varier selon les lieux de production et s’adapter au cas par cas à la taille des coquillages.

Le concassage d’une partie de la coquille

Une autre technique consiste à casser la coquille juste à l’endroit où se situe la glande tinctoriale (fig. 8). Elle n’est mentionnée dans aucune source littéraire, mais les résultats de cette pratique sont encore visibles de nos jours sur les sites ayant produit de la pourpre. Nous avons pu en voir lors de notre visite sur le site de Meninx et en avons répertorié sur plusieurs autres sites58.

Hexaplex trunculus cassé sur le côté où se trouve la glande tinctoriale (cl. C. Macheboeuf).
Fig. 8. Hexaplex trunculus cassé sur le côté où se trouve
la glande tinctoriale (cl. C. Macheboeuf).

Nous avons pratiqué cette technique de concassage pour la première fois chez I. Boesken-Kanold. Elle nous a initiée à cette façon de faire, car c’est la plus efficace, mais aussi la plus facile et la plus rapide lorsque le tour de main est acquis. Il s’agit en fait de placer le coquillage sur l’arrière, l’apex vers soi et de taper un coup sec sur la coquille à l’endroit où celle-ci protège la glande tinctoriale (fig. 9). Une petite partie de la coquille éclate et laisse apparaître la glande tinctoriale qu’il suffit alors d’extraire.

Concassage d’un murex à l’aide d’un pilon (cl. C. Macheboeuf).
Fig. 9. Concassage d’un murex à l’aide d’un pilon (cl. C. Macheboeuf).

Cette pratique a probablement été mise au point par les ouvriers spécialistes du concassage des coquilles. À force de manipulation, ces derniers surent quelle était la technique la mieux appropriée aux coquillages à pourpre.

Décrivons à présent les outils et les structures nécessaires à ces opérations de concassage.

Outils et structures destinés
au concassage des coquilles

Les outils

Le concassage des coquilles exigeait des outils fabriqués dans un matériau dur leur évitant de s’effriter au premier coup donné sur la coquille. La solution la plus simple et la moins onéreuse était une pierre à laquelle les ouvriers pouvaient donner la forme qui leur convenait le mieux pour briser les coquilles. Élien, d’ailleurs, y fait allusion : “il le brise (le murex), la coquille et le reste, d’un coup de pierre”59 (NA, 16.1).

Sur l’île d’Hagios Georgios en Grèce et sur le site de Motya en Sicile, de petits marteaux en pierre, datés respectivement de l’âge de bronze et de l’époque punique, ont été mis au jour à côté de dépôts de coquillages ayant servi à produire de la pourpre60. Aucun autre spécimen n’a été retrouvé pour le moment sur des sites romains, mais les marteaux pouvaient également servir à beaucoup d’autres tâches et donc être réutilisés.

Pour notre part, nous avons concassé les coquilles avec une pierre, faute d’avoir trouvé un outil plus précis. I. Boesken-Kanold se sert d’un pilon en pierre pour cette opération et c’est pour le moment le meilleur instrument qu’elle ait essayé. Le pilon rend le concassage plus facile certainement en raison du geste effectué pour casser la coquille : la main est dans le même axe que la partie qui frappe la coquille et ceci permet donc une plus grande précision.

Le choix des outils de concassage reste en fait très aléatoire. Le manque de témoignage archéologique ne peut être considéré comme un indice et l’archéologie expérimentale a montré, d’une part, que le concassage des coquilles ne nécessitait pas d’outil élaboré et, d’autre part, que le choix d’une forme pour ce genre d’outil devait dépendre de l’ouvrier qui l’utilisait.

Les supports de concassage

Les supports de concassage devaient être faits dans un matériau dur qui résistait aux coups donnés sur les coquilles. Nous possédons neuf exemples de billots* de concassage circulaires en granit à Délos (cf. fig. 18) et l’exemple d’un billot formé à partir d’une colonne en granit à Meninx (cf. fig. 19).

Pour l’étude détaillée de ces billots, on se reportera au chapitre 9.

L’extraction de la glande tinctoriale

Pour bien prélever la glande tinctoriale, il fallait savoir où elle se situait exactement et à quoi elle ressemblait.

Localisation et description
de la glande tinctoriale

Localisation

Comme nous l’avons déjà dit61, la glande tinctoriale des coquillages à pourpre se trouve en arrière, sur la gauche, par rapport à l’ouverture de la coquille entre la 3e et la 5e spire. Selon Aristote, cette glande était située “dans l’intervalle entre l’hépatopancréas et le cou”62 (Hist. an., 5.15.547a). Une analyse plus poussée de l’anatomie des coquillages à pourpre a permis de conclure que la glande se situe “à la surface du manteau, entre l’intestin et l’appareil respiratoire”63. Ce sont là des termes scientifiques qui n’avaient aucune signification pour le simple ouvrier qui était chargé d’extraire la glande.

Description

La glande se présente sous la forme d’une lamelle de couleur blanche écrue (fig. 10). Elle mesure environ 2 à 3 mm de large et 4 à 6 mm de long. La taille de la glande varie en fonction de la grosseur de l’animal. On reconnaît cette glande aux stries qu’elle présente sur toute sa longueur. Ces dernières sont très petites et d’une couleur pâle. Les glandes ont exactement le même aspect quelles que soient les espèces de coquillages à pourpre et il n’était donc pas difficile de passer de l’exploitation d’une espèce à une autre. À ce propos, c’est d’ailleurs Aristote qui fait la meilleure description64 :

cet intervalle est un tissu compact dont la couleur rappelle celle d’une membrane blanche, et c’est cette partie qu’on extirpe : une fois pressée, elle teint et colore la main. Elle est traversée par une espèce de veine, et c’est là ce qui semble constituer la fleur : le reste du tissu a le même rôle que l’alun65 (Hist. an., 5.15.547a).

Voyons maintenant comment cette glande était prélevée du corps du mollusque.

Glande tinctoriale de l’Hexaplex trunculus (cl. C. Macheboeuf)
Fig. 10. Glande tinctoriale de l’Hexaplex trunculus (cl. C. Macheboeuf).

Le prélèvement de la glande tinctoriale

Comme pour le concassage des coquilles, nous décrivons d’abord la technique de prélèvement de la glande qui nous aidera à mieux comprendre quels outils étaient utilisés.

La technique de prélèvement

La glande tinctoriale fait partie intégrante du corps du mollusque. Pour l’extraire, il n’était pas question de l’arracher avec les doigts, car le moindre geste brutal était susceptible de la percer et donc de la vider de son suc.

Nos expériences ont montré que ce prélèvement demandait un coup de main sûr, mais aussi beaucoup de patience. Les ouvriers qui pratiquaient cette tâche à longueur de journée maîtrisaient cette opération à la perfection et devaient mettre moitié moins de temps que nous66. Mais avec quel instrument effectuaient-ils ce prélèvement ?

Les outils

Les expériences que nous avons pratiquées ne laissent aucun doute quant aux caractéristiques des outils chargés du prélèvement de la glande : ils devaient être coupants et petits. Pour notre part, nous avons toujours utilisé une petite paire de ciseaux à ongles qui s’est avérée être le meilleur instrument possible. I. Boesken-Kanold, quant à elle, utilise également de petits ciseaux, mais il lui est arrivé de les remplacer par un cutter : l’opération devient alors plus délicate, car l’instrument est plus difficile à manier.

Aucun instrument coupant n’ayant été retrouvé à proximité d’un site, nous ne disposons donc d’aucun indice archéologique. Cependant, un texte de Vitruve pourrait nous éclairer quelque peu : “Ces coquillages, une fois qu’ils ont été recueillis, sont fendus sur leur pourtour au moyen d’outils de fer”67 (De arch., 7.3). Nous pensons que l’auteur décrit ici non pas le concassage de la coquille, mais le prélèvement de la glande tinctoriale. En effet, fendre des coquilles avec un objet coupant est tout simplement impossible. De plus, pourquoi les ouvriers auraient-ils pris le risque de se couper alors que les techniques de concassage des coquilles à l’aide d’outils en pierre étaient faciles ? L’emploi d’un terme général pour qualifier ces outils (ferramentis) peut être considéré comme un indice : si les ouvriers avaient utilisé des ciseaux, Vitruve l’aurait certainement souligné. Selon nous, les outils en fer devaient donc être des lames de fer aiguisées68. Soulignons d’ailleurs que ce type d’outils était beaucoup plus facile à fabriquer.

Cette partie réservée à l’apprêtement des coquillages pour la teinture nous a obligée à faire un peu de chirurgie. Après l’étude nécessaire de leur anatomie, nous avons procédé à la description d’une opération consistant à prélever la glande tinctoriale. Une fois de plus, nos observations nous ont permis de mieux comprendre les gestes effectués par les Anciens.

Conclusion

Ce deuxième chapitre devait tout naturellement commencer par la pêche, premier maillon de la production de pourpre. Les textes sur ce sujet ne sont pas nombreux, mais leur qualité et leur précision notoire nous ont permis de reconstituer toutes les techniques de pêche qui ont été mises en œuvre pour attraper le précieux coquillage. Le regard portait sur certaines techniques encore actuelles est également très intéressant car on peut y voir, peut-être, certaines survivances des techniques antiques.

C’est en alliant sources textuelles, sources archéologiques et expériences personnelles que nous avons pu reconstituer le traitement des murex après la pêche. Même si les auteurs anciens – surtout Aristote – connaissaient l’anatomie des coquillages à pourpre, toutes les descriptions seraient, en effet, restées abstraites si nous n’avions pratiqué nous-même le prélèvement des glandes tinctoriales. De plus, nos expériences ont également permis de montrer que Pline donnait parfois des renseignements erronés, comme sa remarque à propos des murex que l’on pouvait extirper vivants de leur coquille.

Nous avons ainsi établi qu’il existait trois manières de collecter les coquillages à pourpre : le ramassage près des rochers, la pêche à la nasse et la plongée. Il fallait ensuite concasser les coquilles et procéder au prélèvement de la précieuse glande à l’aide d’un instrument coupant.

Cette opération pratiquée, deux choix s’imposaient : soit on réservait le suc pour la vente, soit on le plaçait dans une cuve* avec d’autres ingrédients afin d’obtenir la précieuse couleur quelques jours plus tard.

Notes

  1. Il faut entendre par “fleur” la glande qui contient la substance tinctoriale. Sur le mot “cire” voir infra, p. 20.
  2. Arist., Hist. an., 5.15 [547a] : Ὅταν δὲ κηριάζωσιν αἱ πορφύραι, τότε χείριστον ἔχουσι τὸ ἄνθος.
  3. Fluxos habent sucos.
  4. ante uernum tempus (…), quoniam, cum cerificauere, fluxos habent sucos.
  5. Sed id tingentium officinae ignorant, cum summa uertatur in eo.
  6. Αἱ μὲν οὖν πορφύραι τοῦ ἔαρος συναθροιζόμεναι εἰς ταὐτὸ ποιοῦσι τὴν καλουμένην μελίκηραν.
  7. Aristote continue ainsi, Hist. an., 5.15 [546b] : “C’est une espèce de rayon de miel, avec cette différence qu’elle n’est pas aussi lisse, mais qu’on dirait un agrégat de cosses de pois blancs. Aucune de ces cosses n’a d’ouverture” (Τοῦτο δ´ ἐστὶν οἷον κηρίον, πλὴν οὐχ οὕτω γλαφυρόν, ἀλλ´ ὥσπερ ἂν εἰ ἐκ λεπυρίων ἐρεβίνθων λευκῶν πολλὰ συμπαγείη).
  8. ἐν ταῖς φορμίσιν οὐχ ὅπου ἔτυχεν ἐκτίκτουσιν, ἀλλ´ εἰς ταὐτὸ ἰοῦσαι, ὥσπερ καὶ ἐν τῇ θαλάττῃ.
  9. Infra, p. 23.
  10. ὑπὸ κύνα δ’ οὐχ ἁλίσκονται· οὐ γὰρ νέμονται, ἀλλὰ κρύπτουσιν ἑαυτὰς καὶ φωλοῦσιν.
  11. Capi eas post canis ortum.
  12. Arist., Hist. an., 8.13 [599a] : “(…) les pourpres et les buccins, pendant la canicule pour trente jours environ (…)” (αἱ δὲ πορφύραι καὶ οἱ κήρυκες ὑπὸ κύνα περὶ ἡμέρας τριάκοντα).
  13. Nous remercions J. Zaouali pour ces renseignements.
  14. D’après le témoignage d’un pêcheur de l’étang de Thau.
  15. Τῶν δ´ ὀστρακοδέρμων συμφέρει τοῖς ἄλλοις τὰ ἔπομβρα ἔτη, πλὴν ταῖς πορφύραις. Σημεῖον δέ· ὅταν γὰρ τεθῇ οὗ ποταμὸς ἐξερεύγεται, καὶ γεύσωνται τοῦ ὕδατος, ἀποθνήσκουσιν αὐθημερόν.
  16. Supra, p. 18.
  17. Τὰ δ´ ὀστρακόδερμα ὄσφρησιν μὲν καὶ γεῦσιν ἔχει, φανερὸν δ´ ἐκ τῶν δελεασμῶν, οἷον ἐπὶ τῆς πορφύρας· (…) Καὶ τῶν χυμῶν δ´ ὅτι αἴσθησιν ἔχει, φανερὸν ἐκ τῶν αὐτῶν· πρὸς ἃ γὰρ διὰ τὰς ὀσμὰς προσέρχεται κρίναντα, τούτων χαίρει καὶ τοῖς χυμοῖς ἕκαστα.
  18. Ael., NA, 15.10 : “à l’intérieur, il y a un coquillage en forme de spirale” (καὶ ἐντὸς ἔχει στρόμβον).
  19. Plin., HN, 9.132 : “On prend les pourpres en jetant au large des espèces de nasses minuscules et tissées peu serré ; dedans, comme appât, des coquillages qui pincent en se fermant, comme nous voyons faire aux moules”.
  20. purpurae quoque faetidis capiuntur.
  21. Hist. an., 4.8 [535a] : καὶ προσέρχεται πρὸς τὸ τοιοῦτον δέλεαρ ὡς αἴσθησιν ἔχουσα πόρρωθεν.
  22. Capiuntur autem purpurae paruulis rarisque textu ueluti nassis in alto iactis.
  23. Berti 1990, 60.
  24. ἀνεσπασμένην ἤδη πολλάκις ἀποπίπτειν.
  25. Arist, Hist. an., 5.15 [547a] : “Il retombe surtout s’il est repu ; au contraire s’il a l’estomac vide, il est difficile même de le détacher de l’appât” (Μάλιστα δ’ ἀποπίπτει, ἐὰν πλήρης ᾖ· κενῆς δ’ οὔσης καὶ ἀποσπάσαι χαλεπόν).
  26. Observation aimablement communiquée par J. Zaouali.
  27. Anthologie grecque, 6.5. 3-4 : ἀπαγγελτῆρά τε κύρτου/ φελλὸν.
  28. Supra, p. 18.
  29. Supra, p. 16.
  30. Herodas, Mim., 3.50-52 : Ὄρη δὲ κοίως τὴν ράκιν λελέπρηκε/ πᾶσαν, κατ’ ὔλην, οἶα Δήλιος κυρτεύς/ ἐν τῆι θαλάσσηι, τὠμβλὺ τῆς ζοῆς τρίβων.
  31. Les deux textes ont été traduits par Bruneau 1979, 86-87.

    Diog. Laert. 2.22 : “Euripide, dit-on, lui ayant donné le traité d’Héraclite, lui demanda ce qu’il en pensait ; ce que j’en ai compris, répondit-il, est excellent, et, j’imagine, également ce que je n’ai pas compris, car on aurait besoin d’un plongeur délien” (Εὐριπίδην αὐτῷ δόντα τὸ Ἡρακλείτου σύγγραμμα ἐρέσθαι, “τί δοκεῖ;” τὸν δὲ φάναι, “ἃ μὲν συνῆκα, γενναῖα· οἶμαι δὲ καὶ ἃ μὴ συνῆκα· πλὴν Δηλίου γέ τινος δεῖται κολυμβητοῦ”).

    Diog. Laert. 9.12 : “Selon le grammairien Séleucos, un certain Croton rapportait dans son Plongeur que le livre (d’Héraclite) fut pour la première fois apporté en Grèce par un nommé Cratès, qui précisa qu’on aurait besoin d’un plongeur délien capable de ne pas s’y noyer” (Σέλευκος μέντοι φησὶν ὁ γραμματικὸς Κρότωνά τινα ἱστορεῖν ἐν τῷ Κατακολυμβητῇ Κράτητά τινα πρῶτον εἰς τὴν Ἑλλάδα κομίσαι τὸ βιβλίον· ὃν καὶ εἰπεῖν Δηλίου τινὸς δεῖσθαι κολυμβητοῦ, ὃς οὐκ ἀποπνιγήσεται ἐν αὐτῷ).

  32. Souda, s. Δηλίου κολυμβητοῦ, “ὃς οὐκ ἀποπνιγήσεται ἐν αὐτῷ”.
  33. Catalogue, p. 196.
  34. Bruneau 1979, 87.
  35. Siduntque rimae subito et opprimunt operatos, ut iam minus temerarium videatur e profundo maris petere margaritas atque purpuras. Tanto nocentiores fecimus terras !
  36. Nec quaerit in profundis murices seque obiciendo escam, dum praeripit, beluis maris intacta etiam ancoris scrutatur uada.
  37. Les textes anciens n’indiquent pas à quelle profondeur plongeaient les pêcheurs. Nous pouvons cependant faire un rapprochement avec les actuels pêcheurs polynésiens qui sont tout à fait capables de descendre jusqu’à 30 m de profondeur et d’y rester pendant deux à trois minutes. Observation faites auprès des pêcheurs de l’île de Huahiné en Polynésie française.
  38. Locard 1900, 60.
  39. Haouas-Gharssallah, Contribution à l’étude de la croissance et de la biomasse de Phyllonotus trunculus dans la lagune de Bizerte, Mémoire de Master soutenu le 12 juillet 2003.
  40. Résultat aimablement communiqué par M. Boukoum.
  41. Διὸ καὶ φυλάττουσιν ἐν τοῖς κύρτοις, ἕως ἂν ἀθροίσωσι καὶ σχολάσωσιν.
  42. Bruneau 1979, 87-88.
  43. Hist. an., 5.15 [546b] : “Et en cet endroit naissent au fond de l’eau de petits murex agglomérés que l’on trouve fixés aux murex avant qu’ils n’aient produit leur cire, il arrive parfois qu’ils la fassent dans les corbeilles (…)”.
  44. Infra, p. 93 : pour une description en détail de ces piscines d’attente.
  45. alioqui captae et diebus quinquagenis uiuont saliua sua.
  46. Καὶ ζῇ δ’ ἡ πορφύρα, ὅταν θηρευθῇ, περὶ ἡμέρας πεντήκοντα.
  47. Supra, p. 20.
  48. Τρέφονται δ’ ὑπ’ ἀλλήλων· ἐπιγίνεται γὰρ ἐπὶ τοῖς ὀστράκοις ὥσπερ φῦκός τι καὶ βρύον.
  49. Limosa regio planum educat piscem, velut soleam, rhombum, passerem,eadem quoque maxime idonea est conchyliis, muricibus et ostreis, purpurarumque tunc concharum pectunculi.
  50. Arist., Hist. an., 5.15 [546b] : “Et en cet endroit naissent au fond de l’eau de petits murex agglomérés que l’on trouve fixés aux murex” (Καὶ ἐν τούτῳ τῷ τόπῳ γίνεται ἐν τῇ γῇ συστάντα πορφύρια μικρά, ἃ ἔχουσαι ἁλίσκονται αἱ πορφύραι).
  51. Supra, p. 20.
  52. Plin., HN, 9.126 : “On l’extrait des plus grands, après avoir ôté la coquille (Et maioribus quidem purpuris concha detracta auferunt)” et Arist., Hist. an., 5.15 [547a] : “Au contraire, pour les plus gros on enlève la coquille et l’on extirpe la fleur”.
  53. Οὐ γὰρ ῥᾴδιον ἀφελεῖν.
  54. Μinores cum testa uiuas frangunt.
  55. Catalogue, p. 167 ; p. 202.
  56. Ἀνὴρ πορφυρεὺς ὅταν θηράσῃ πορφύραν, οὐκ ἐς ἀνθρώπων τροφήν, ἀλλ’ ἐς ἐρίων βαφήν, εἰ μέλλοι μένειν ἡ ἐκ τοῦ ζῴου χρόα δευσοποιὸς καὶ δυσέκνιπτος καὶ οἵα τὴν βαφὴν ἐργάσασθαι γνησίαν ἀλλ’ οὐ δεδολωμένην, μιᾷ λίθου καταφορᾷ διαφθείρει τὴν πορφύραν αὐτοῖς ὀστράκοις.
  57. Infra, p. 35.
  58. Catalogue, p. 156 ; p. 158 ; p. 174 ; p. 185.
  59. Cf. note 56.
  60. Reese 2000, 643-646 ; Reese 2005.
  61. Supra, p. 27.
  62. Τὸ δ’ ἄνθος ἔχουσιν ἀνὰ μέσον τῆς μήκωνος καὶ τοῦ τραχήλου.
  63. Cardon 2003, 439.
  64. Pline a fait également une description à ce sujet, mais beaucoup moins évocatrice : “les pourpres ont, au milieu du gosier, la fleur fameuse, recherchée pour la teinture des étoffes. Là se trouve une veine blanche contenant une gouttelette ; c’est de là qu’on extrait le précieux liquide, teinté de rose foncé ; le reste du corps n’en produit pas.” (HN, 9.125-126 : sed purpurae florem illum tinguendis expetitum uestibus in mediis habent faucibus. Liquoris hic minimi est candida uena, unde pretiosus ille bibitur nigrantis rosae colore sublucens ; reliquom corpus sterile).
  65. Tούτων δ´ ἐστὶν ἡ σύμφυσις πυκνή, τὸ δὲ χρῶμα ἰδεῖν ὥσπερ ὑμὴν λευκός, ὃν ἀφαιροῦσιν· θλιβόμενος δὲ βάπτει καὶ ἀνθίζει τὴν χεῖρα. Διατείνει δ´ αὐτὴν οἷον φλέψ· τοῦτο δὲ δοκεῖ εἶναι τὸ ἄνθος. Ἡ δ´ ἄλλη φύσις οἷον στυπτηρία.
  66. Infra, p. 106.
  67. Ea conchylia, cum sunt lecta, ferramentis circa scinduntur.
  68. Rich 2004, s.v. scalprum.
ISBN html : 978-2-38149-008-3
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Livre
Posté le 16/12/2022
EAN html : 9782381490083
ISBN html : 978-2-38149-008-3
ISBN pdf : 978-2-38149-015-1
ISSN : 2741-1508
10 p.
Code CLIL : 4117 ; 3385
licence CC by SA

Comment citer

Macheboeuf, Christine, “Pêche et traitement des murex”, in : Macheboeuf, Christine, Exploitation et commercialisation de la pourpre dans l’Empire romain, Pessac, Ausonius éditions, collection DAN@ 4, 2022, 19-30 [en ligne] https://una-editions.fr/peche-et-traitement-des-murex/ [consulté le 13/12/2022].
doi.org/10.46608/DANA4.9782381490083.3
Accès au livre Exploitation et commercialisation de la pourpre dans l'Empire romain
Illustration de couverture • Hexaplex trunculus
(cl. C. Macheboeuf).
Publié le 16/12/2022
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