L’imagination et la construction mentale – ou peut-être faudrait-il évoquer des imaginations et des constructions mentales – loin des velléités de la rêverie1, sont des processus créatifs qui interviennent dans la perception du passé et l’anticipation du futur. Ils jouent un rôle dans la réception de l’histoire et participent de fait aux pratiques et réflexions scientifiques. Dans cet ouvrage qui fait suite à la huitième journée des doctorant.e.s, les auteurs, principalement issus des laboratoires de la Fédération des Sciences Archéologiques de Bordeaux (FSAB)2 abordent ces notions essentielles à la construction du discours scientifique au regard de leurs travaux de recherche. Pour cela, il est apparu nécessaire de sonder notre capacité à construire et parfois à déconstruire les discours scientifiques, en prenant en compte, autant que possible, tous les biais qui font partie de ce processus.
Cette conclusion propose une synthèse des différentes présentations, publiées dans ce volume sous forme d’articles, et restitue les apports de la discussion qui s’est tenue au terme de cette manifestation scientifique. Le but de cette table ronde était d’amener les participants à échanger en s’appuyant sur deux axes de réflexion principaux proposés pour le déroulement de la journée d’étude.
Le premier voulait explorer la manière dont l’imagination, les constructions mentales, ainsi que toutes les rigidités et les biais qu’elles peuvent induire, sont utilisées dans le champ large des sciences archéologiques. La pensée scientifique est le fait, entre autres, d’observations et de déductions logiques, amenant à la création d’hypothèses et de conclusions. L’imagination, quant à elle, est un processus intérieur permettant la création de nouveaux concepts et imaginaires par le biais d’associations pouvant être incongrues. En ce sens s’opposent alors deux notions : la première avec un idéal d’objectivité, la seconde intrinsèquement subjective et qui pourraient être considérées comme étant antinomiques. Il apparaît pourtant que cet imaginaire est fécond lorsqu’il est utilisé comme un outil pour la pensée scientifique dans l’élaboration d’objets de recherche et de nouvelles associations de connaissances. Il semblait également intéressant d’explorer par cette voie la capacité réflexive de l’archéologie. Coline Ruiz Darasse l’illustre bien dès son introduction3 : la reprise des études anciennes, l’actualisation des données et leur critique passent par une démarche historiographique, cela à la fois par l’étude de la construction de la pensée scientifique, comme par la prise en compte de la validité de nos concepts et idées lorsqu’elles sont appliquées aux sociétés du passé.
La seconde thématique portait sur le rôle des nouvelles méthodologies dans l’évolution de nos questionnements et de nos disciplines. Si l’apport de nouvelles méthodes permet d’affiner et d’enrichir des discussions déjà engagées, elles ouvrent aussi la voie à des champs d’études novateurs. L’intégration de méthodes issues d’autres disciplines participe ainsi à la création de méthodologies dédiées au matériel issu de la fouille et aux questionnements de l’archéologie. En ce sens, elles ont un triple enjeu : les méthodes novatrices permettent d’obtenir des données dont la nature est inédite, et pour lesquelles doivent être mises en place des méthodologies adaptées. Les résultats de cette combinaison permettent de faire évoluer notre démarche scientifique, les constructions mentales et le discours scientifique qui en résulte.
Les contributions ayant abordé la question de l’historiographie l’ont bien montré : nous sommes tributaires de nos prédécesseurs, tant de leurs apports précieux et de leurs études pionnières que de l’héritage de leurs idées, de leurs réflexions, de leurs visions et de leurs interprétations, qui composent le discours scientifique actuel sur les sociétés du passé. Les produits de leur(s) imagination(s) affectent nos disciplines et il reste parfois difficile de s’extraire des cadres qu’ils ont contribué à construire. D’où le besoin d’une archéologie réflexive et critique, qui questionne aussi bien ses objets d’étude que la manière dont les discours scientifiques se sont bâtis autour d’eux, parallèlement à la construction et l’évolution de nos champs d’études.
Alexandre Léonet montre toute la difficulté de parvenir à passer outre les surinterprétations et les affirmations peu soutenues, en se fondant sur un registre matériel fragmentaire4. L’imaginaire lié à Cernunnos, fait et refait, au gré des interprétations d’un unique vestige matériel, le pilier des Nautes, donne à voir l’exemple d’un dossier qui a mûri en même temps qu’est née la science archéologique, à travers les érudits locaux, les sociétés savantes et les chercheurs universitaires. L’évolution de la figure du dieu aux bois de cerf, dans ses représentations anciennes comme dans la littérature scientifique, renseigne autant sur son contexte historique de production que sur les époques où elle a été étudiée. Elle permet également d’approcher la validité et la pertinence des concepts protohistoriques issus d’un discours scientifique en construction.
Dans le cas de registres plus fournis, un discours ou un raisonnement scientifique peut être altéré ou faussé par des constructions mentales propres au chercheur. La raison en est parfois méthodologique, et est peut-être la conséquence, entre autres, d’un manque de données. Cette altération peut également être un biais de nature idéologique, comme cela a été mis en avant par la contribution d’Anaïs Cheuton5. Elle montre ainsi la stratification dans le temps d’une construction mentale, centrée sur les Gaulois, que l’archéologie parvient progressivement à nuancer.
Au même titre qu’il est nécessaire de s’interroger sur la construction du discours scientifique, il convient également, dans le cadre d’une approche historiographique, de réévaluer ce que l’on connaît des vestiges archéologiques, et ce notamment dans le cas de fouilles anciennes. Anaïs Vignoles souligne ce cas à travers les attributions culturelles des sites du Paléolithique supérieur Rayssien et Noaillien6. Il s’agit non seulement de s’interroger sur la méthode de fouille, mais également sur le raisonnement qui amène à créer ou attribuer une interprétation culturelle. Réévaluer les interprétations des sites de référence permet ainsi de réactualiser les attributions d’un ensemble de sites et a une incidence sur une interprétation plus large, à l’échelle régionale.
Ces contributions le montrent toutes : les discours scientifiques sont toujours liés à leurs contextes historiques. Ils sont alors pertinents à analyser en soi, pour illustrer la construction des champs disciplinaires et comme faits historiques en eux-mêmes puisqu’il existe aussi des cas où le contexte politique et idéologique a pu conduire à leur instrumentalisation. En sont témoins les études de la craniométrie et les théories des races, qui au XIXe siècle cherchaient à corréler la morphologie du crâne et les performances cognitives, et qui ont donné lieu à des discours scientifiques à portée raciste et misogyne7. Il est d’autant plus important de prendre en compte l’histoire de ces idées qu’elles sont encore prégnantes aujourd’hui dans nos sociétés. Il est donc nécessaire de tenir compte de l’évolution de ces discours et interprétations lorsque des productions anciennes ou méthodologies sont reprises.
Le travail des archéologues se fonde sur l’expérience de la fouille et l’intégralité des vestiges et données qui en sont issus. Le discours scientifique en archéologie se forge et se nourrit de ces résultats et de leurs interprétations, dont les moyens analytiques et de méthodologies évoluent en parallèle des problématiques. L’intégration des moyens d’études d’autres disciplines, comme la chimie, la 3D, la géologie ou la médecine, permet de répondre à des questionnements qui n’auraient pu être adressés sans leur intervention. Ce développement amène à l’ouverture de nouveaux champs disciplinaires en archéologie, dont la FSAB est un exemple. La vertu de cette interdisciplinarité est qu’elle permet de prendre du recul sur les données, l’échange avec d’autres spécialistes permettant de pallier des biais méthodologiques.
L’exemple de l’utilisation de la prospection géophysique dans le cadre de sites dont les caractéristiques rendent les méthodes couramment employées difficiles à mettre en œuvre, illustre parfaitement le potentiel de ces renouveaux méthodologiques. Les agglomérations ouvertes de l’âge du Fer, telles qu’évoquées dans l’article de Juliette Hantrais, peu connues et fouillées du fait de leur étendue, de la nature des vestiges et de la complexité de leur découverte, sont moins abordées dans la littérature scientifique8. Une observation fragmentaire de ces sites de grande extension a pu avoir des répercussions sur leurs interprétations, et en conséquence sur l’élaboration du discours scientifique. Dans le cas présent, le recours à la prospection géophysique permet de cerner l’étendue du site, tout en ciblant les zones de fouilles, de façon à en préserver son intégrité. Son approche est utilisée avec réflexivité : loin de se convaincre qu’il s’agit d’une méthode permettant à elle seule de mettre à jour nos connaissances de ces sites, l’autrice considère avec raison qu’elle ne se substitue ni aux fouilles archéologiques ni à des méthodes complémentaires.
La palynologie appliquée aux problématiques archéologiques, telle que l’a présentée Tiffanie Fourcade, illustre en quoi la construction mentale a pu être mise au service du développement de nouvelles méthodologies9. Si les premières études de pollens et spores avaient pour objectif de servir la géologie, c’est plus tard qu’elles ont permis de lier ces informations aux couches archéologiques fouillées pour mieux les dater et en interpréter le contexte. La méthode, bien renseignée dans l’article, laisse à voir comment les archéologues et paléoclimatologues se sont approprié l’étude de pollens afin de contribuer aux réflexions autour de la disparition de Néandertal.
Enfin, le recours aux méthodologies empruntées aux sciences fondamentales permet parfois d’élaborer des discours sur des passés ne laissant aucun témoin matériel direct. C’est le cas par exemple des études de provenance des matières premières, qui se sont constituées en discipline depuis quelques dizaines d’années. Daniel Pierce étudie des obsidiennes taillées, qui, par comparaison avec des prélèvements géologiques, permettent de reconstituer leurs territoires de circulation, et par extension, des groupes humains qui les ont transportés. Il en va de même pour la caractérisation des céramiques, qui permettent de retracer l’histoire des techniques et de visualiser la circulation des idées et savoir-faire. Ces techniques d’analyses chimiques, initialement développées pour les sciences fondamentales, ont permis d’ouvrir des questions insolubles de prime abord.
En somme, si la démarche scientifique passe normalement par la description de faits, observés lors de l’étude, qui permettent de construire une analyse et une série d’hypothèses, une particularité de l’archéologie est que son sujet d’étude – les groupes humains passés dans leur environnement – n’est par nature plus observable. C’est donc uniquement de façon indirecte et fragmentaire que nous parvenons à construire notre imaginaire, contemporain, de ce que pouvait être ce passé. Dans ce cas précis, c’est la construction mentale qui vient mobiliser les schémas opérés dans d’autres champs disciplinaires, pour le mettre au service d’une réflexion et d’une méthodologie adaptée aux questionnements en archéologie. C’est le cas par exemple d’études récentes menées en paléogénétique, où des restes d’ADN mitochondrial dénisovien et néandertalien ont pu être retrouvés par une équipe de chercheurs dans la grotte Denisova, grâce à la mise en place d’une méthodologie de prélèvement et d’analyse des sédiments du site adaptée aux conditions du site et de la fouille10. Ces développements permettent d’enrichir et d’affiner les données acquises sur un site et leurs interprétations pendant et après la fouille.
Dans un ouvrage paru en 2012, Michael Shanks propose une définition poétique de ce qu’il appelle l’imagination archéologique (archaeological imagination)11 : “To recreate the world behind the ruin in the land, to reanimate the people behind the sherd of antique pottery, a fragment of the past: this is the work of the archaeological imagination, a creative impulse and faculty at the heart of archaeology, but also embedded in many cultural dispositions, discourses and institutions commonly associated with modernity. The archaeological imagination is rooted in a sensibility, a pervasive set of attitudes towards traces and remains, towards memory, time and temporality, the fabric of history.”12. Dans le domaine de la recherche, comme l’ont montré les différentes contributions du présent ouvrage, l’imagination a permis d’élaborer des hypothèses, de croiser des données, d’explorer des passés lointains et proches, de transposer des concepts, d’appliquer de nouvelles techniques, et de favoriser des découvertes, entre autres choses. Il est indéniable que l’imagination joue un rôle majeur dans la pratique scientifique, dans la transmission des savoirs ainsi que dans l’élaboration de nos questionnements. Les écrits de Michael Shanks font écho à notre propre réflexion sur l’imagination. Il va plus loin encore en la reliant non seulement à nos réflexions et à nos pratiques, mais plus largement encore à notre attitude face au passé, à la mémoire, au patrimoine, ainsi qu’aux institutions scientifiques, universités, laboratoires de recherche, musées, sociétés savantes… Ainsi, l’imagination archéologique est tout autant de notre fait que le produit de notre temps.
De fait, il est primordial de se rendre compte que notre imagination et nos constructions mentales sont prises dans un processus dynamique, toujours amené à évoluer. Ce constat force à l’humilité : si les méthodes actuelles parviennent à préciser, nuancer ou renouveler nos visions des sociétés du passé, il faut bien se rendre compte que les générations futures de chercheurs déconstruiront tout autant notre discours actuel. Si le “pas de côté”, comme l’appelle Coline Ruiz Darasse13, est bien nécessaire pour se rendre compte des faiblesses et limites de nos démarches et raisonnements, la science archéologique se construit sur le temps long, et nul doute qu’un recul plus grand est nécessaire. Loin de l’idée de prendre une position surplombante hors de tout biais, cet ouvrage de jeunes chercheurs et de jeunes chercheuses se veut une contribution à la réflexion sur nos disciplines, un relais dans l’élaboration du discours archéologique.
Bibliographie
- Argawal, S.C. et Glencross, B.A., dir. (2011) : Social Bioarchaeology, Chichester.
- Gould, S.J. (1998) : La mal-mesure de l’homme, Paris.
- Shanks, M. (2012) : The archaeological imagination, Walnut Creek.
- Zavala, E.I., Zenobia, J., Vernot, B., Shunkov, M.V., Kozlikin, M.B., Derevianko, A.P., Essel, E., de Fillipo, C., Nagel, S., Richter, J., Romagné, F., Schmidt, A., Li, B., O’Gorman, K., Slon, V., Kelso, J., Pääbo, S., Roberts, R.G., Meyer, M. (2021) : “Pleistocene sediment DNA reveals hominin and faunal turnovers at Denisova Cave”, Nature, 595, 399-403.
- Zuckerman, M.K. et Armelagos, G. J. (2011) : “The Origins of Biocultural Dimensions in Bioarchaeology”, in : Argawal & Glencross, dir. 2011, 13-43.
Notes
- En écho à Ruiz Darasse, dans ce volume p. 11.
- La FSAB est constituée par les laboratoires Archéosciences Bordeaux (UMR 6034), Ausonius (UMR 5607) et PACEA (UMR 5199). Archéosciences Bordeaux est issu de la fusion, au 1er janvier 2022, d’Archéovision (UMS 3657) et de l’IRAMAT-CRP2A (UMR 5060).
- Ruiz Darasse, dans ce volume, p. 11.
- Léonet, dans ce volume, p. 47.
- Cheuton, dans ce volume, p. 33.
- Vignoles, dans ce volume, p. 17.
- Voir par exemple Gould 1998 et Zuckerman & Armelagos 2011, 16-17 en particulier.
- Hantrais, dans ce volume, p. 63.
- Fourcade, dans ce volume, p. 77.
- Zavala et al. 2021.
- Shanks 2012, 25.
- “Recréer le monde derrière la ruine du terrain, redonner vie aux personnes derrière le tesson de poterie antique, un fragment du passé : tel est le travail de l’imagination archéologique, un élan et une force créateurs au cœur de l’archéologie, mais également ancrée dans de nombreuses tendances culturelles, discours et institutions communément associés à la modernité. L’imagination archéologique est enracinée dans une sensibilité, un ensemble omniprésent de dispositions à l’égard des traces et des vestiges, de la mémoire, du temps et de la temporalité, de la fabrique de l’histoire” (traduction des auteurs).
- Ruiz Darasse, dans ce volume, p. 14.