Les cadeaux que nous avons coutume d’offrir et d’échanger lors de circonstances dont certaines sont ponctuelles et d’autres régulières, constituent une pratique si familière que nous n’avons que rarement l’occasion de songer à leur raison d’être. Nous avons pourtant bien conscience que cette pratique est liée au passage du temps, qu’il soit personnel : succès, mariage, invitations, anniversaires, ou collectif : les présents de fin d’année. Nous percevons pareillement l’importance du rôle que jouent aussi ces cadeaux dans l’instauration ou le maintien des liens affectifs et plus généralement des relations sociales.
La place ainsi dévolue à ces gestes a fait l’objet, il y a presque un siècle (1924), d’une étude devenue célèbre due à Marcel Mauss, l’« Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés primitives ». Comme l’indiquait le titre, le terrain d’étude relevait non de l’histoire mais de l’ethnologie. Dans des sociétés dépourvues d’un état et d’institutions organisées et dans lesquelles les échanges commerciaux se réduisaient aux opérations de troc, le don, expliquait Marcel Mauss, jouait un rôle central. Il fonctionnait comme un outil destiné à créer du lien social et parfois aussi à le restaurer. Le don est d’autant plus efficace qu’il oblige le bénéficiaire à offrir un présent en retour, soit sur le champ soit souvent après un temps plus ou moins long, sous peine de voir son honneur atteint, voire de s’attirer des inimitiés.
Trois décennies plus tard, Moses Finley dans son livre Le monde d’Ulysse repérait dans le monde mis en scène par les poèmes d’Homère, l’Iliade et l’Odyssée, des usages du don très similaires à ceux qui avaient été mis en évidence par Marcel Mauss. La présence de ce type d’échanges paraissait d’autant moins étonnante que la société qu’évoque l’épopée homérique semblait relever d’une époque antérieure à la formation des cités-états, antérieure par conséquent aux systèmes politiques des époques archaïques et classique du monde grec. Dans le monde aristocratique des héros, auquel s’intéresse essentiellement la poésie épique, qui sont désignés comme étant des basileis, des « rois », et qui sont en fait une élite de nobles propriétaires, les cadeaux circulent. Ce sont des objets prestigieux qui accompagnent les événements marquants de la vie sociale et en véhiculent le souvenir.
Les dons matrimoniaux
Le mariage aristocratique présente des traits bien spécifiques, très différents des pratiques qui sont celles de la cité grecque. Comme dans la cité grecque, l’enjeu du mariage est le don d’une jeune fille qui passe de la maison, l’oikos, de son père à celle de son époux, où elle engendrera des enfants légitimes. Mais il est d’usage, dans ces familles nobles de marier sa fille et de prendre femme, dans une autre région, de s’allier à une famille tout aussi noble mais qui appartient à une autre communauté. Un signe distinctif qui signe l’appartenance de ces familles à une société aristocratique choisie, qui se déploie au-delà des limites des communautés, et qui a pour conséquence que la jeune fille est destinée à vivre sa vie de femme loin de sa famille. Par ailleurs, pour obtenir une épouse le prétendant doit être en mesure d’offrir à son futur beau-père des présents nuptiaux qui consistent en têtes de bétail, moutons, brebis, bœufs, qu’on désigne sous le nom de hedna et dont on souligne l’abondance et la richesse, proportionnelles au prestige de la famille de la jeune fille. Il est dit à propos d’Andromaque, qu’Hector l’a emmenée dans le palais de Troie « après avoir donné pour elle des présents, des hedna, considérables » (Iliade, 22, 471-472). Il ne s’agit pas d’un achat de la mariée, auquel on a souvent assimilé cette pratique, mais d’un échange conclu entre le père et le futur époux. Au don des troupeaux qui passent des terres du gendre à ceux du beau-père, répond le don de la fille qui passe de la maison de son père à celle de son mari pour lui donner des enfants issus de lignées prestigieuses.
Pour autant, la jeune mariée ne part pas chez son mari les mains vides. Au moment du mariage, le père a le souci d’honorer sa fille en lui remettant des présents, les dôra, qui vont l’accompagner dans sa nouvelle demeure. Sans atteindre la valeur des hedna, ils consistent en vêtements précieux, en bijoux et objets de valeur qui donnent à voir l’opulence de la famille de la mariée. Conservés avec les autres biens précieux dans le trésor, le thalamos, du palais de l’époux, ils témoignent par leur présence du rang de l’épouse, donnée légitimement en mariage par un père riche et puissant. D’où le qualificatif qui accompagne Andromaque aussi bien que Pénélope, désignées l’une et l’autre comme des épouses « aux nombreux dons » (Iliade, VI, 394 : Odyssée, 24, 293). Un terme qui renvoie aux biens précieux que l’une et l’autre ont apportés avec elles dans la famille, l’oikos de leur époux. D’où aussi la remarque formulée par Télémaque qui affirme, en tant que tuteur de sa mère, son intention de la combler de cadeaux, si elle envisageait de se remarier en choisissant un mari parmi ses nombreux prétendants (Odyssée, 20, 342).
Les présents d’hospitalité
Les obligations liées à l’hospitalité sont l’autre grande occasion d’offrir des cadeaux. Dans le monde des héros, l’hospitalité s’exerce entre pairs. Elle implique que l’on reçoive l’hôte qui se présente, qu’on lui offre de quoi se laver, qu’on l’invite à sa table, qu’on lui fournisse un lit. Cet ensemble de prestations reçoit le nom de xeinia, ce qui est dû à « l’hôte », au xeinos. Elles impliquent qu’au moment du départ l’hôte invitant offre à celui qui est sur le point de le quitter, un cadeau que ce dernier va emporter chez lui et qu’il conservera précieusement. Ce présent sera pour lui un mnêma, un « souvenir », qui conserve la mémoire de la rencontre au cours de laquelle il a été offert et de la personne qui l’a offert. Au moment de quitter Sparte, le jeune Télémaque reçoit ainsi de ses hôtes, Ménélas et Hélène, des présents à emporter chez lui : un splendide cratère en argent et en or et un voile, don personnel de la reine, destiné à l’épouse que Télémaque aura un jour (Odyssée, IV, 613-619). À cet égard, le cas le plus célèbre est l’échange d’armes auquel procèdent Diomède qui combat du côté grec, et Glaucos, allié des Troyens, lorsqu’ils se rencontrent sur le champ de bataille. Les deux guerriers se défient, comme le veut l’usage, en évoquant leur ascendance prestigieuse et ils découvrent que leurs grands-pères s’étaient autrefois connus. Le grand-père de Diomède, Onée avait reçu pendant vingt jours dans son palais le grand père de Glaucos, Bellérophon. À l’issue de ce séjour, les deux hommes avaient échangé des cadeaux. œnée avait offert à son hôte une ceinture, tandis que Bellérophon offrait une coupe en or à propos de laquelle Diomède précise qu’il la conserve toujours dans son trésor, au fond de son palais. Cette coupe véhicule ainsi le souvenir d’un pacte d’amitié conclu deux générations plus tôt, que les deux guerriers décident de renouveler aussitôt en échangeant leurs armes, tout en se promettant de s’éviter à l’avenir sur le champ de bataille (Iliade, VI, 215-236).
Les dons compensatoires
S’ils scellent les alliances matrimoniales et les pactes d’amitié, les cadeaux servent aussi à réparer les relations endommagées. Après la violente dispute qui a opposé le roi Agamemnon et son allié Achille, au début de l’Iliade, arrive le moment où le roi se rend compte qu’il doit persuader Achille de retourner au combat, pour aider l’armée grecque à faire face aux Troyens qui ont repris l’avantage. Pour compenser l’affront qu’il lui a publiquement fait subir, il propose alors au héros une masse exceptionnelle de biens : objets de métal précieux, chevaux, femmes esclaves et la possibilité d’épouser une de ses filles dotée de somptueux présents (Iliade, 9, 121-140). Mais rien ne parvient à fléchir la colère d’Achille qui, enfermé dans son orgueil, ne reviendra sur sa décision de rester à l’écart des combats qu’après la mort de Patrocle, son ami qu’il veut alors venger. Dans le cas d’Ulysse, qui pendant son séjour chez les Phéaciens est confronté à l’agressivité d’un des jeunes hommes qui entourent le roi Alkinoos, le cadeau remplit son rôle. Le jeune Euryale a mis en doute la noblesse de l’étranger inconnu qui est arrivé chez eux et Ulysse en remportant la victoire au lancer de disque a fait la preuve de sa qualité d’aristocrate, habitué aux jeux sportifs. Euryale obéit alors à la suggestion d’Alkinoos et offre à l’étranger qu’il a insulté un cadeau réparateur : un glaive accompagné de mots d’excuse, qui lui valent en retour de la part d’Ulysse des paroles amicales (Odyssée, 8, 407-415). Enfin dans les cas les plus dramatiques qui sont ceux où un homicide a été perpétré, le versement d’une compensation, la poinê, si elle est acceptée par la famille de la victime, évite au meurtrier d’avoir à s’enfuir loin de sa communauté pour éviter la vengeance des parents du défunt (Iliade, 9, 632-636).
La richesse même du lexique homérique, qui dispose de termes spécifiques attachés à la désignation des dons en fonction des circonstances qui provoquent leur usage, témoigne de l’importance qui est accordée à la circulation de ces dons qui sont présents dans les moments essentiels de la vie, et jouent le rôle de porteurs de mémoire. S’il est toujours question, comme dans notre culture, de relations et de liens sociaux, il est aisé de mesurer la différence de nature qui sépare notre pratique des cadeaux, de la portée que revêtent l’acte de donner comme celui de recevoir dans la société que constituent les basileis de l’épopée.
Bibliographie
- Mauss, M. [1950] (1973) : « L’essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés primitives », L’Année sociologique, nouvelle série, 1923-1924, 30-186, repris dans Sociologie et anthropologie, Paris 1950= 19735, 143-279.
- Finley, M. I. [1969] (2012) : Le monde d’Ulysse (The world of Odysseus 1954), trad.fr., Paris.
- Scheid-Tissinier, E. (2017) : Les origines de la cité grecque. Homère et son temps, Paris.