Le temps des fêtes est aussi celui des calendriers qu’on vient vendre à notre porte. Il y a des chances pour que la Poste ou les Pompiers vous en proposent qui seront ornés de chiens, ou mieux, de chiots. Peut-être opterez-vous pour des chatons, encore plus populaires.
Les Grecs ne connaissaient les chats que comme des animaux très exotiques, réservés aux snobs, et ils en avaient peu. Je vais donc vous parler plutôt de chiens et des fêtes, ou pour être précis, des chiens qui nous « font la fête ».
On connaît cette expression du chien « qui fait la fête » à sa maîtresse ou à son maître à son retour. Sur internet, vous trouverez sans mal des vidéos montrant des scènes touchantes où un soldat (généralement américain) rentre à la maison après une longue absence, et où son chien se précipite sur lui dès la porte franchie, jappant de joie, sautant à en perdre l’équilibre.
Dans la littérature grecque, il y a une scène de ce genre, lorsqu’Ulysse, déguisé en mendiant et accompagné d’Eumée arrive au palais d’Ithaque, après vingt ans d’absence. C’est au chant XVII de l’Odyssée (v. 291-310). Je cite la traduction de Philippe Jaccottet.
Un chien affalé là dressa la tête et les oreilles,
C’était Argos le chien d’Ulysse qu’il avait
nourri sans en pouvoir jouir, étant parti trop tôt
pour la sainte Ilion. Les princes d’abord l’avaient pris
pour chasser les chèvres sauvages, les lièvres et les daims.
Mais maintenant, il gisait là sans soins, le maître absent,
sur du fumier de bœuf et de mulet qu’on entassait
devant la porte, afin que les valets d’Ulysse
eussent toujours de quoi fumer les grands domaines ;
C’est là qu’Argos était couché, couvert de tiques.
Or, sitôt qu’il flaira l’approche de son maître,
Il agita la queue et remua ses deux oreilles,
mais il ne put s’en approcher ; Ulysse,
à cette vue, se détourna, essuyant une larme
qu’il cacha au porcher en se hâtant de lui parler :
« Que c’est étrange, Eumée, ce chien sur le fumier !
C’est une belle bête, et je voudrais savoir
S’il fut aussi rapide à la course que beau,
Ou s’il fut simplement un de ces chiens de table
Que leurs maîtres ne soignent que pour s’en orner ».
L’histoire se termine tristement. Le vieux chien Argos meurt littéralement de joie à l’issue de ces retrouvailles : « la mort noire s’était emparée d’Argos aussitôt qu’il avait revu son maître après vingt ansx ». L’observation du comportement du chien est ici presque éthologique. C’est son odorat qui permet à un chien d’identifier une personne, même après longtemps. La position des oreilles est révélatrice de l’état psychique chez cet animal et, dans l’Antiquité, on avait moins de chiens aux oreilles tombantes que maintenant. La communication chien/homme pouvait plus aisément passer par elles.
Ce passage de l’Odyssée est illustré sur un denier romain, frappé au début du Ier s. a.C. par un certain C. Mamilius Limetanus, dont la famille prétendait descendre d’Ulysse. On voit le héros aux mille tours avec l’attirail du mendiant de l’Antiquité et, devant lui, un chien qui semble en meilleure forme que ce que l’Aède dit d’Argos. Il paraît adopter la position dite du play bow, l’arrière-train relevé, la queue dressée. Dans le langage du chien, cela veut dire qu’il veut jouer. Comme si le mendiant Ulysse allait lancer son bâton.
Cette image du chien qui fait la fête à son maître en remuant la queue était bien connue des Grecs. Ils avaient même un verbe pour désigner précisément cette action : sainein. D’ailleurs c’est le verbe qu’emploie l’Aède, οὐρῇ μέν ῥ’ ὅ γ’ ἔσηνε (v. 302) : il fait la fête à Ulysse en remuant la queue. L’image des chiens qui font la fête apparaît, dans l’Odyssée, aussi au tout début du chant XVI, quand les chiens d’Eumée voient revenir Télémaque. Qu’ils n’aboient pas est immédiatement relevé par Ulysse. L’homme qui approche n’est pas un inconnu. Il faut donc savoir lire les signes que livrent le comportement des animaux.
Celui-ci, « faire la fête », est expliqué par les éthologues. Pour un chien, il s’agit non seulement d’un rituel d’accueil, qu’ils réservent à toute créature vivante, humaine ou non, avec laquelle un lien de confiance s’est établi, mais aussi, dans le cas du maître, d’une compensation face au stress de la séparation.
Mais c’est là que la communication homme/animal peut déraper. Les Grecs interprètent parfois cette attitude des chiens comme une manifestation de pure flatterie ou, pire encore, comme un signe de flatterie intéressée, dans l’attente d’une récompense. Ils savent aussi que cela ne met pas à l’abri d’une morsure. Enfin ils ont constaté qu’un ennemi du maître de maison peut très bien retourner des chiens en sa faveur, en leur présentant de la nourriture. Comment faire confiance à un tel animal ? Aucun autre n’a été à ce point admis dans l’oikos. Mais d’aucun autre on n’a autant soupçonné qu’il puisse trahir la fidélité qu’on attendait de lui. D’où le fait que « chien » et « chienne » soit une insulte.
Bibliographie
- Franco, C. (2014): Shameless. The Canine and the Feminine in Ancient Greece, tr. By Matthew Fox, Oakland California.
- Lewis, S. et Llewellyn-Jones, L. (2018): The Culture of Animals in Antiquity. A Sourcebook with Commentaries, Oxford-New York, 179-198.