Bien que la pourpre garde encore une part de mystère, les découvertes récentes ont permis de mieux comprendre la technique de fabrication de cette teinture. La seule source dont nous disposons à ce sujet est l’Histoire Naturelle de Pline l’Ancien. Ce dernier évoque en effet, dans le livre 9, la recette permettant d’obtenir la teinture pourpre. Nous la détaillerons étape par étape et nous commenterons, à chaque fois, les explications du Naturaliste. Nous retracerons ensuite les multiples expériences tentées par les chercheurs depuis une trentaine d’années, qui ont conduit à la redécouverte de la fabrication de la pourpre en 2001. Nous verrons ensuite les dernières découvertes qui concernent la conservation du suc tinctorial à long terme.
La recette donnée par Pline l’Ancien
Nous allons exposer étape par étape la technique de fabrication de la teinture pourpre décrite par Pline l’Ancien dans son livre 9, 133-135. Chaque étape sera exposée en deux sous-parties qui seront constituées, d’une part, d’un résumé de l’explication de Pline et, d’autre part, des observations que nous avons pu faire lors de nos expérimentations.
Ainsi, nous allons passer en revue la macération des glandes tinctoriales, l’ajout de liquide à ce résultat, le chauffage de la substance tinctoriale et son filtrage, et enfin la teinture de la laine.
La macération
L’explication de Pline
On ôte ensuite la veine, dont nous avons parlé ; il est nécessaire d’y mettre du sel, environ un setier par cent livres ; on laisse macérer trois jours, pas plus, car la préparation a d’autant plus de force qu’elle est plus fraîche1.
La première étape était donc la macération des glandes tinctoriales dans du sel à raison d’un setier par 100 livres de glandes tinctoriales. Une livre romaine étant égale à 324 g, 100 livres romaines de glandes tinctoriales sont égales à 32,4 kg. Un sextarius étant égal à 54,72 cl, il faut compter 1,69 cl de sel par kilo de chair.
Notre interprétation
La macération des glandes dans du sel apparaît chez Pline comme indispensable. Elle pouvait être en effet un procédé de conservation2. Concasser et prélever les glandes de milliers de murex étaient impossible à faire en une journée et cette méthode de conservation des glandes aurait été instaurée afin de laisser le temps aux ouvriers de finir leur tâche. Il faut souligner ici la très petite quantité de sel rajoutée aux glandes : trop de sel aurait peut-être nui à la qualité ou à la quantité du colorant obtenu. C’est également en raison de ce faible dosage de sel que l’on ne pouvait conserver les glandes plus de trois jours.
L’ajout de liquide
L’explication de Pline
(…) on la fait chauffer (la préparation) dans du plomb ; pour cent amphores on compte cinq cents livres de produit3.
Les kilos de glandes tinctoriales mélangées au sel étaient transvasés dans un contenant en plomb (plumbo). Ici Pline ne précise pas la forme du contenant, mais la matière dont il est constitué. Ce manque de précision peut être considéré comme un indice : soit la forme du contenant n’avait pas d’importance, soit sa forme4 était tellement commune qu’il était inutile de la préciser. On ajoutait au mélange composé de glandes et de sel que Pline nomme “medicamen”5, du liquide dont la nature n’est pas précisée. Nous savons qu’il s’agissait d’un produit fluide, car le Naturaliste donne la quantité en amphore qui était une unité de mesure uniquement réservée au liquide. Cent amphores étaient nécessaires pour 500 livres de produit. Une amphore étant égale à 26,26 l et une livre à 324 g, il fallait 16,2 l de liquide pour 1 kg de glandes tinctoriales.
Une fois prête, cette préparation était mise à chauffer.
Notre interprétation
Le contenant en plomb évoqué par Pline devait être une cuve (aenis), dont nous trouvons la mention dans de nombreux autres textes, comme, par exemple, chez Stace qui évoque la cuve tyrienne6. La nature du liquide ajouté au mélange de glandes et de sel n’est pas précisée par Pline. Ce manque d’éclaircissement au sein d’un passage dans lequel l’auteur est justement très précis est, selon nous, significatif : le liquide était tout simplement très banal, il s’agissait certainement d’eau. Les expériences que nous avons réalisées jusqu’à maintenant ont été faites à base d’eau et les résultats ont toujours été satisfaisants7. En cas de production de pourpre dans un atelier côtier, c’est sûrement l’eau de mer qui était utilisée, car elle avait un double avantage : elle se trouvait à portée de main et elle était légèrement alcaline.
Le chauffage de la substance tinctoriale
L’explication de Pline
Pline fait allusion au chauffage de la substance tinctoriale :
(…) on la fait chauffer (la préparation) ; faire sécher par vapeur modérée ; à cet effet on utilise le tuyau d’un foyer éloigné8.
Notre interprétation
Ce passage est l’un des plus importants, car il précise bien qu’il fallait une chaleur modérée. Aucun texte ne vient corroborer cette constatation et Pline reste donc notre seule source de renseignements à ce sujet.
Un tel système de chauffage n’a, à notre connaissance, pas d’équivalent dans d’autres secteurs industriels.
Surveillance et filtrage
L’explication de Pline
Après avoir écumé souvent pour ôter les chairs qui adhéraient forcément aux veines, et après avoir, le dixième jour environ, filtré le contenu du bassin (…)9.
Notre interprétation
Lors de nos expériences, nous avons pu constater que de petits morceaux de chairs remontaient en surface. Le dépôt en surface était infime, car notre cuve ne contenait que 80 glandes. Pour des cuves contenant 32 kg de glandes tinctoriales, les dépôts devaient être considérables et l’écumage devait donc être pratiqué plusieurs fois par jour. Notons que ce ne sont jamais les glandes tinctoriales qui remontent à la surface, mais uniquement les morceaux de chairs restés attachés à ces dernières lors de leur prélèvement10. I. Boesken-Kanold n’a jamais constaté la remontée de morceaux de chairs, mais elle signale en revanche la présence d’une sorte d’écume à la surface qui salissait les morceaux de laine immergés11. Le filtrage du contenu du bassin devait être pratiqué avec de grandes écumoires. Il ne fallait en aucun cas filtrer la substance tinctoriale en la versant dans un autre contenant, car il ne fallait pas toucher aux glandes tinctoriales qui reposaient au fond de la cuve depuis dix jours. Un tel procédé aurait fait échouer le résultat, car, une fois fermentée, la substance tinctoriale aurait alors été en contact avec l’air et le processus d’oxydation aurait eu lieu dans la cuve12. Dans ce cas, il aurait été impossible de teindre avec la substance tinctoriale dont le colorant se serait révélé dans la cuve.
La surveillance consistait également à maintenir la régularité du feu qui chauffait la substance tinctoriale : la température devait être modérée, du début de l’élaboration de la teinture jusqu’à l’immersion des étoffes qui se faisait également dans une teinture chaude.
La teinture de la laine
Explication de Pline
(…) On y plonge (dans la substance tinctoriale), à titre d’essai, une laine dégraissée, et, jusqu’à ce que la teinte souhaitée soit obtenue, on fait chauffer le liquide (…) La laine trempe cinq heures ; après avoir été cardée, elle subit un second bain, jusqu’à ce qu’elle soit saturée13.
La chauffe du liquide tinctorial est ici de nouveau précisée. Un petit morceau de laine était trempé au préalable afin de tester la couleur obtenue. Cette laine était dégraissée, car sinon la teinture n’aurait pas été absorbée correctement. Il fallait apparemment cinq heures d’immersion dans le bain de teinture pour obtenir un premier résultat correct. La pourpre de double bain était courante au temps de Pline : la laine déjà teinte était trempée une deuxième fois dans le liquide tinctorial afin qu’elle prenne une couleur plus foncée et chatoyante14.
Notre interprétation
La pratique du test était d’autant plus obligatoire pour la teinture pourpre que la couleur de la substance tinctoriale n’avait rien de commun avec le résultat final : la couleur apparaissait au contact de l’air. Si le test s’avérait concluant, des quantités de laine plus importantes étaient alors plongées dans la cuve.
La durée d’immersion des étoffes dans la substance tinctoriale indiquée par Pline est selon nous peu significative ; elle devait varier en fonction des couleurs que les teinturiers désiraient obtenir : moins la laine était trempée longtemps, plus elle était claire15.
L’opération effectuée sur la laine entre les deux bains de teinture n’était pas le cardage : Pline a utilisé ici un terme erroné. C’est de la laine peignée qui était trempée dans les cuves des ateliers producteurs16.
Voilà donc décrites et interprétées les principales étapes de la fabrication de la teinture pourpre. Pline ayant été le seul à s’y intéresser de près, nous ne pouvons pas faire de recoupement de sources. Voyons à présent comment les chercheurs contemporains ont tenté de recréer cette recette, et surtout de la réussir.
L’expérimentation archéologique
Les chercheurs et scientifiques du XXe siècle ont essayé de comprendre la méthode décrite par Pline. Forts des progrès de la science, certains chercheurs ont réussi à reproduire cette couleur, mais toujours par l’apport de produits chimiques17. Le premier chercheur à avoir réussi à fabriquer de la teinture pourpre sans ajout de matière chimique est J. Doumet. D’autres expériences ont suivi depuis une quinzaine d’années et la recette de Pline semble enfin avoir révélé une bonne partie de ses zones d’ombre.
L’apport de la chimie
Les études faites sur la pourpre au XIXe siècle et les résultats obtenus par H. De Lacaze-Duthiers ont fortement intrigué les chimistes. En effet, les réactions du suc tinctorial au contact de la lumière du jour et de l’air ainsi que la vaste gamme de couleurs et de nuances obtenues grâce à cette substance étaient autant de facteurs qu’il fallait élucider à l’aide des nouvelles techniques.
Le premier chimiste à avoir établi un résultat intéressant est P. Friedländer18 en 1909. Ce chimiste allemand a réussi à prouver que le suc tinctorial de ce mollusque comprenait une molécule appelée dibromoindigotine qui était composée de brome et d’indigotine.
Les expériences sur la composition du suc tinctorial des différents coquillages à pourpre se sont poursuivies et ont révélé, par la suite, la présence de plusieurs molécules comprenant de l’indigotine19.
À titre indicatif, nous donnons ici un tableau récapitulatif des différentes molécules présentes dans le suc tinctorial des trois principaux coquillages à pourpre20.
Composition des pigments (produits des secrétions) et teintures (procédé de cuve) fournis par les murex Hexaplex trunculus et <Bolinus brandaris et par la pourpre Stramonita haemastoma. Échantillons réalisés par André Verhecken, analyses en CLHP par Jan Wouters, Institut royal du Patrimoine artistique, Bruxelles. Les pourcentages indiqués sont calculés d’après des données relevées à 288 nm. + = pourcentage inférieur à 1 %. IND = indigotine ; INR = indirubine ; MBI = 6-bromoindigotine ; DBI = 6,6’-dibromoindigotine ; X = colorant non identifié (indirubine bromée ?).
L’essentiel ici est de retenir que le suc tinctorial des coquillages à pourpre renferme une molécule proche de l’indican présent dans les plantes à indigo. La fabrication de l’indigo a donc des points communs avec la fabrication de la pourpre.
La redécouverte du secret de la pourpre
Les expériences de J. Doumet
En 1980, le chercheur libanais J. Doumet21 a réalisé la première teinture pourpre sans apport de produit chimique. Il a procédé à de nombreuses expériences dont nous ne résumons ici que les principaux résultats. Sa technique repose sur deux étapes successives : tout d’abord, les glandes de murex sont mises à macérer pendant trois jours dans une solution alcaline, puis le mélange est décanté et mis à chauffer à 40 °C dans un récipient pendant 72 heures. J. Doumet n’a obtenu de bons résultats que dans des récipients faits en étain. Selon lui, cet alliage est nécessaire à l’élaboration de la teinture, car c’est le seul à laisser se produire la concentration du liquide tinctorial22.
Les couleurs obtenues par J. Doumet ne sont jamais très foncées et tirent toujours sur le lilas clair.
Les travaux de J. Edmonds
Le chimiste anglais J. Edmonds23 fut contacté voici quelques années par des particuliers pour entreprendre des recherches sur la pourpre. Il utilisa des pigments qui avaient été obtenus par dessiccation du suc tinctorial des coquillages à pourpre. Connaissant les similitudes entre l’indigo et le suc tinctorial des mollusques, J. Edmonds décida d’appliquer la technique de fabrication de l’indigo à la teinture pourpre.
Le principe de fabrication de l’indigo est appelé “cuve à fermentation”24 ou “Vat-Dye”* : il s’agit de faire décomposer des substances organiques, en l’occurrence des feuilles d’indigotier, sous l’effet de “ferment”. L’aboutissement de cette cuve est l’obtention de la teinture sous une forme réduite ou “leuco”, car ce n’est qu’à cette condition que le liquide tinctorial donnera de la couleur. Celle-ci apparaîtra ensuite par oxydation.
Dans le cas de la pourpre, il s’agissait pour J. Edmonds de faire décomposer les glandes puis de les faire fermenter grâce à un “ferment” qui était alors inconnu.
Le chimiste procéda de la façon suivante : il mélangea les pigments à de l’eau et mit le tout à chauffer au bain-marie à une température de 50 °C, jour et nuit. Il vérifia le pH* de la cuve régulièrement, car celui-ci devait rester alcalin (entre 7, 5 et 9). Au bout de quelques jours, la cuve n’avait toujours pas évolué et aucune teinture n’apparaissait sur les échantillons de fil. J. Edmonds en déduisit que le “ferment” devant engendrer le processus de fermentation* n’était pas présent dans la cuve. Il ajouta tout d’abord dans la cuve un ferment de la famille des clostridium présent dans les cuves à pastel, mais ce fut un échec25. Il décida ensuite d’y ajouter des morceaux de chairs de bivalves appelés coques et la fermentation eut ensuite lieu : de la laine écrue trempée dans la cuve en ressortit teinte d’une très jolie couleur violet foncé.
Les travaux d’I. Boesken-Kanold
Quelques mois plus tard, I. Boesken-Kanold26 reprit les travaux de J. Edmonds, mais remplaça les pigments par des glandes tinctoriales d’Hexaplex trunculus. Au bout d’une semaine, la cuve donna à la laine trempée une couleur violette. Le “ferment” permettant la fermentation était localisé : il était présent dans les glandes tinctoriales. Le mystère de la fabrication de la teinture pourpre était enfin élucidé !
Nous possédons désormais tous les éléments nous permettant de reconstituer une cuve telle qu’elle était élaborée dans les ateliers producteurs de pourpre.
La recette de Pline à l’épreuve des nouvelles découvertes :
la réalisation d’une cuve à pourpre
L’équipement et les conditions
nécessaires à la réussite de la couleur
La cuve
Le contenant destiné à recevoir les glandes et le liquide était sans aucun doute une cuve. Nous en avons pour preuve les nombreux textes27 faisant mention des cuves de Tyr ou de Sidon sous le nom latin d’aenum.
Le matériau dans lequel étaient fabriquées ces cuves est mentionné chez Pline : c’est le plomb. D’après J. Doumet28, il s’agirait plus exactement de ce que les Romains appelaient le plomb.
Le foyer
La substance tinctoriale devait être chauffée à environ 50 °C pendant une dizaine de jours29.
La présence obligée des Hexaplex trunculus
Selon J. Doumet30, le Bolinus brandaris et le Stramonita haemastoma ne possédaient pas la molécule nécessaire au développement de la couleur. Il fallait impérativement mélanger à ces deux mollusques, une petite quantité d’Hexaplex trunculus qui était le seul coquillage à posséder cette molécule. Le chercheur pense qu’une proportion de 10 % d’Hexaplex trunculus dans une cuve de Bolinus brandaris ou de Stramonita haemastoma est suffisante pour que ces derniers puissent révéler leur couleur. Nous n’avons réalisé qu’une cuve de Bolinus brandaris et il est vrai que cette dernière n’a donné aucune couleur.
L’obscurité
Le contenu de la cuve ne devait pas être en contact avec la lumière du jour : celle-ci pouvait modifier la couleur que s’apprêtait à donner la substance tinctoriale.
Il en était de même pour les étoffes que l’on sortait du bain de teinture. Elles s’oxydaient au contact de l’air, mais aussi au contact de la lumière et surtout du soleil. Ainsi, nous avons pu observer que de la laine trempée dans une cuve d’Hexaplex trunculus pouvait donner deux couleurs différentes selon qu’elle avait été exposée au soleil ou non. Dans le premier cas, la couleur virait au bleu, tandis que dans le second, elle virait au violet.
Les ingrédients
Les glandes de murex
Le suc tinctorial donnant la couleur pourpre se trouve dans une petite lamelle de 4 à 6 mm selon les spécimens, appelée glande tinctoriale31.
Le liquide
Il faut mélanger les glandes à du liquide. Dans la recette de fabrication de Pline, il devait s’agir d’eau de mer, à raison de 16 litres par kilo de glandes32.
La potasse
Le pH de la cuve à pourpre doit être environ de 9. Les premiers jours, celui-ci n’est pas stable et en cas de pH trop acide (5 à 7), il faut rajouter une solution alcaline pour l’augmenter. C’est la lessive de cendre ou potasse qui était certainement la plus utilisée. Ce produit est très facile à faire : on mélange de l’eau à des cendres de bois, puis on filtre le tout. L’eau obtenue s’appelle lessive de cendre ou potasse. Son pH est environ égal à 12.
Naissance et mort d’une cuve de pourpre
Cet intitulé peut paraître de prime abord curieux, mais il reflète bien la réalité. Une cuve à pourpre naît grâce à des bactéries, vit tant qu’elle est capable de teindre et meurt lorsqu’elle ne contient plus aucun colorant. Les ateliers pouvaient suivre ce processus, mais ils pouvaient également ne jamais laisser mourir leurs cuves et même parfois les laisser de côté pour les réutiliser à un autre moment.
La naissance
À l’intérieur d’une cuve33, on mélangeait les glandes de murex et l’eau de mer. Le liquide prenait une teinte violette. Le tout était mis à chauffer à une température moyenne d’environ 50 °C et la cuve était recouverte afin que la substance ne soit pas en contact avec la lumière du jour. Plusieurs fois par jour, la température de la cuve ainsi que son pH devaient être mesurés. Il était facile de vérifier la température en trempant son doigt dans le liquide, mais nous ne savons pas de quelle façon était mesuré le pH. Les ouvriers mesuraient-ils ses variations en fonction de l’odeur ou du goût de la substance tinctoriale ? Le processus de fermentation était visible à l’œil nu : au fil des jours, la couleur de la cuve passait du violet au bleu, puis du bleu au vert clair. Cette dernière couleur ainsi que l’odeur qui l’accompagnait étaient le signe que la cuve à pourpre était prête à teindre. À partir de ce moment les étoffes pouvaient y être immergées.
La teinture des étoffes et l’épuisement
de la cuve à pourpre
Le tissu destiné à être teint en pourpre était plongé dans la cuve pendant une durée approximative de cinq heures34. Si l’on souhaitait une teinte plus foncée, un deuxième bain s’imposait. Ces bains successifs épuisaient la cuve à pourpre qui perdait peu à peu de son pouvoir colorant. I. Boesken-Kanold recommande de laisser la cuve se reposer entre deux bains de teinture afin que le ferment, et par là même le colorant, aient le temps de se régénérer quelque peu. La cuve à pourpre pouvait être utilisée jusqu’à épuisement total du colorant qu’elle renfermait, mais il existait d’autres solutions.
La réutilisation continue
d’une cuve à pourpre
Une cuve à pourpre qui commençait à s’épuiser pouvait être nourrie avec de nouvelles glandes tinctoriales35. Au bout d’une journée ou deux, le pouvoir tinctorial de la cuve redevenait égal à celui d’une cuve neuve. Cette méthode représentait un gain de temps non négligeable pour les ateliers : une cuve à pourpre prête à teindre était obtenue en deux jours au lieu de dix. Cette réutilisation permettait également de ne pas avoir à changer et à bouger un matériel qui pouvait peser très lourd36. Cependant, cette réutilisation devait avoir des limites et des inconvénients qui restent pour le moment inconnus, faute d’expérience.
La conservation de la cuve à pourpre
Une cuve à pourpre déjà fermentée pouvait être conservée si elle n’était plus utile à un moment donné de la production. Il suffisait en effet d’arrêter le chauffage et de laisser la cuve recouverte d’un couvercle. Celle-ci était en quelque sorte au repos, mais elle pouvait être remise en fonction dès que l’on en avait besoin37. Cette méthode a pu être utilisée au moment de la canicule : des cuves étaient préparées à l’avance et servaient lorsque la réserve de murex était épuisée38 et que la production était en passe d’être interrompue.
Conclusion
Ce troisième chapitre est l’un des plus importants de notre thèse, mais il est aussi l’un des plus difficiles à aborder. La recette de fabrication de la teinture pourpre consignée par Pline avait été maintes fois reprise dans différentes études sans pour autant être comprise. C’est pour cette raison que nous avons décidé de décrire étape par étape cette recette, afin de lui donner tout son sens, mais aussi afin de la rendre accessible aux néophytes.
L’évocation des progrès faits dans le domaine de l’archéologie expérimentale ont permis de mieux comprendre de quelle façon le secret de la pourpre a été redécouvert et nous avons ainsi pu décrire la réalisation d’une cuve à pourpre en suivant les conseils de Pline et démontrer que ce dernier avait donné une recette sûre, puisque nous avons obtenu de la couleur.
Notes
- Eximitur postea uena quam diximus, cui addi salem necessarium, sextarios ferme centenas in libras ; macerari triduo iustum, quippe tanto maior uis, quanto recentior.
- Infra, p. 39.
- feruere in plumbo, singulasque amphoras centenas aquae, quingentenas medicaminis libras.
- Infra, p. 95.
- Cf. Glossaire. Ce mot est utilisé également par Sénèque pour définir la préparation qui va servir à teindre en pourpre : “La couleur n’en est point toujours la même, mais diffère suivant que l’étoffe a été macérée plus ou moins longtemps, qu’elle a été imprégnée d’une teinture plus épaisse ou plus diluée, qu’elle a été plongée et cuite à plusieurs reprises ou immergée une seule fois” (Sen., QNat., 3.12 : Sic enim et purpura eodem conchylio non in unum modum exit ; interest quamdiu macerata sit, crassius medicamentum an aquatius traxerit, saepius mersa sit et excocta au semel tincta). On le retrouve aussi chez Lucrèce (3.238).
- Catalogue, p. 217 ; Stat., Silv., 1.2.148-151 : Tyriiaeni. Et aussi : Sil., Pun., 6.641-642 ; 16.175-176.
- Infra, p. 36.
- feruere (…) ac modico uapore torreri et ideo longinquae fornacis cuniculo.
- Ita despumatis subinde carnibus, quas adhaesisse uenis necesse est, decimo ferme die liquita cortina.
- Infra, p. 35 : les chairs apportaient le ferment nécessaire à l’obtention de la couleur.
- Nous remercions I. Boesken-Kanold de nous avoir fait part de ses observations.
- Infra, p. 35.
- uellus elutriatum mergitur in experimentum et, donec spei satis fiat, uritur liquor (…) Quinis lana potat horis rursusque mergitur carminata, donec omnem ebibat saniem.
- “Cornélius Nepos, qui mourut sous le principat du divin Auguste, dit : ‘Au temps de ma jeunesse, la pourpre violette était en vogue et se vendait cent deniers la livre ; peu de temps après, ce fut la pourpre écarlate de Tarente ; elle fit place à la tyrienne double-bain, qui coûtait plus de mille deniers la livre ; on blâmait P. Lentulus Spinther, édile curule, de l’avoir employée le premier pour la prétexte ; cette pourpre, dit Cornélius Nepos, qui ne l’emploie aujourd’hui pour les lits de table ?’” (C. Nepos d’après Plin., HN, 9.133-135) ; Infra, p. 65.
- Infra, p. 66 : c’était le cas pour les couleurs conchyliennes.
- Infra, p. 120 et Macheboeuf 2004, 29.
- Alatrachen et al. 1998.
- Friedlander 1909.
- Entre autres : Bouchilloux & Roche 1954, 1583-1587 ; Cooksey 1994, 7-13 ; Cooksey 1995, 70-77 ; Cooksey 2001, 736-769 ; Wouters & Verhecken 1992, 404.
- Tableau tiré de Cardon 2003, 425.
- Doumet 1980 ; Doumet 1999, 10-18 ; Doumet 1999, 46-57.
- Doumet 1980, 21.
- Edmonds 2000.
- Le mot cuve doit être compris ici comme un contenu et non comme un contenant.
- Edmonds 2000, 27.
- Boesken-Kanold 2005, 250-254.
- Sen., Herc. Œt., 658-667 ; Luc. 10.122-125 ; Stat., Silv., 1.2.148-151 ; Sil., Pun., 6.641-642.
- Doumet 1999, 52.
- Infra, p. 95 : il fallait disposer d’un système de chauffage.
- Doumet 1980, 22-24.
- Supra, p. 27.
- Supra, p. 32.
- Supra, p. 32.
- Supra, p. 33.
- Boesken-Kanold 2005, 250-254.
- Une cuve contenant 2 626 litres de liquide pesait tout de même plus de 2,5 tonnes.
- I. Boesken-Kanold 2005, 250-254.
- Supra, p. 36.