Ne parle pas la bouche pleine ! Cette règle d’or des bonnes manières de table qui enjoint aux convives de bien dissocier les deux activités propres à la bouche, parler et manger, est bien illustrée par la mise en scène choisie par Platon dans son Banquet : lorsque les discours des hommes savants réunis à la table d’Agathon remplissent la salle (et le texte platonicien), le repas est bel et bien terminé, consommé sans échanges et totalement passé sous silence par le philosophe athénien. Excluant tout point de contact entre ces deux phases du banquet, Platon isole le moment de la nourriture partagée en un silence général et donne libre cours aux longs discours des convives une fois les tables enlevées. Cette dissociation, qui dans l’injonction s’explique par la difficulté d’utiliser la bouche pour parler et manger en même temps, devient dans le texte platonicien un choix délibéré de séparer dans le temps, pour ne pas dire opposer sur le fond, l’activité et le plaisir du corps, d’une part, et l’activité et le plaisir de l’âme, d’autre part. Dans un autre dialogue platonicien, le Timée, cette séparation est clairement présentée comme une conséquence de l’ambivalence de la fonction de la bouche dans le projet divin de construction du corps de l’homme :
Quant à la fonction de notre bouche, ceux qui l’ont organisée telle qu’elle est maintenant l’ont faite en vue du nécessaire et du meilleur au moyen de dents, d’une langue et de lèvres, en combinant ingénieusement, d’une part, l’entrée pour le nécessaire, d’autre part, la sortie pour le meilleur ; en effet, est nécessaire tout ce qui entre en apportant de la nourriture au corps, tandis que le flot de paroles qui jaillit au dehors et qui est au service de la pensée est de tous les flots le plus beau et le meilleur (Platon, Timée 75d-e).
Dotée de dents, langue et lèvres qui permettent tant l’articulation du logos, donc l’expression de l’intellect, que l’absorption de la nourriture, donc l’assouvissement d’un besoin nécessaire, la bouche illustre alors parfaitement la coexistence des deux ordres qui régissent le corps humain du Timée. Or, si cette bouche, qui fonctionne comme un lieu de passage en sens alterné du nécessaire et du divin, explique ce que le Banquet illustrait déjà, toutefois ici la justification n’est plus simplement physique, mais a aussi une implication philosophique : dans le dessin divin de formation de l’homme il ne s’agit pas seulement de ne pas mélanger les deux fonctions, mais surtout de les hiérarchiser, les besoins et les plaisirs du corps étant bien sûr subordonnés aux finalités divines de l’âme. Si l’on accepte de faire dialoguer entre eux les dialogues de Platon, alors la bouche du Timée confirme que c’est bien parce qu’elle vise au bien, à savoir l’éloge d’eros et finalement de l’amour pour le savoir, bien plus que par une difficulté mécanique, qu’au banquet d’Agathon la bouche des savants convives ne fait que parler, célébrant ainsi la fête de la philosophie
Une fête de l’âme, en somme, plus qu’une fête du corps ? Peut-être, mais, à ne pas en douter, parce que le corps a déjà eu sa part de fête.
Pour s’en assurer, allons voir encore une fois l’homme du Timée. Si la tête incarne littéralement l’âme divine et le corps, les besoins de la vie, ces deux parties, tout en ne se mélangeant pas et en restant foncièrement hétérogènes, sont bel et bien réunies dans ce résultat final qu’est l’homme et doivent bien cœxister, le temps d’une vie. Au risque de voir disparaître l’espèce mortelle, les dieux du Timée, qui savent tout, trouvent une solution, véritable escamotage physique, qui permet la survie de l’homme :
Ceux qui ont composé notre espèce connaissaient l’intempérance pour les boissons et les nourritures qui devait se trouver en nous et savaient aussi que, par gloutonnerie, nous en aurions pris beaucoup plus qu’il n’est conforme à la mesure et nécessaire. Afin donc que, à cause des maladies, une destruction rapide ne survienne pas et que l’espèce mortelle, avant d’avoir atteint sa perfection, ne prenne pas fin tout de suite, les dieux, prévoyant ces choses, ont établi le réceptacle appelé bas-ventre pour contenir la boisson et l’aliment superflus, et ils y ont enroulé tout autour les intestins, pour que la nourriture, en transitant rapidement, n’obligeât pas le corps à avoir besoin tout aussi rapidement d’une autre nourriture et que, en suscitant une insatiabilité, la nourriture ne rendît pas, par voracité, notre espèce toute entière étrangère à la philosophie et aux Muses, sourde à la partie la plus divine qui est en nous (Platon, Timée 72e-73a).
Voilà qu’en raison de sa longueur et de la lenteur de son fonctionnement, cet organe si bas que sont les intestins est la solution divine qui permet finalement à notre âme, donc à notre tête, de fonctionner correctement, rendant l’espèce humaine la plus parfaite et excellente possible. Et, bien évidemment, l’excellence est ici incarnée par la philosophie et les arts des Muses, une excellence que les hommes ne peuvent visiblement atteindre et réaliser qu’entre deux faims, au moment de la digestion, lorsqu’ils peuvent enfin se parler et s’écouter ou, simplement, penser.
Bref, à en croire Platon, l’homme du Timée et les savants convives du Banquet ne pensent et ne parlent certainement pas la bouche pleine, mais, pas de doute, ils pensent et ils parlent le ventre plein.
Bibliographie
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