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« Une vie sans fête est un long chemin sans auberge »1, écrivait le philosophe grec Démocrite. En ces temps de pandémie et de confinement, l’affirmation prend assurément une tonalité particulière. L’anthologie antique qui a conservé la citation ne permet pas d’en reconstituer le contexte précis, mais quelques indices se laissent pourtant saisir. En effet, parmi les fragments de l’Éthique de Démocrite conservés par la tradition, la « joie au cœur » (euthumia) est considérée comme le meilleur pour l’homme et la manifestation du bien suprême, surtout si « l’on ne place pas ses plaisirs dans les choses mortelles ». Or, la fête n’est pas une simple « chose mortelle »2 puisque l’écrasante majorité des occasions festives qui ponctuent l’existence des anciens consiste à célébrer les dieux.

À quelque échelle de la sociabilité grecque que ce soit – civique, associative, familiale –, l’hommage dû à un dieu passe par le sacrifice d’un animal domestique en son honneur. Dès l’Iliade, les « hécatombes sacrées » sont l’occasion de réjouissances pour l’armée en campagne. Une fois l’animal mis à mort et découpé, la part divine est consumée à la flamme de l’autel et les viscères sont embrochés, grillés et mangés par les participants. Vient ensuite le temps du banquet où l’on festoie en musique, « et les cœurs n’ont pas à se plaindre d’un repas où tous ont leur part »3. Dans le cadre du royaume d’Ithaque, où Ulysse va bientôt exercer sa terrible vengeance sur les prétendants, l’Odyssée évoque quant à elle une fête d’Apollon – c’est la première occurrence du mot grec heortē, que l’on traduit par « fête » – et, à nouveau, surgit l’évocation de l’« hécatombe sacrée » pour le dieu, qui mobilise toute la communauté4.

La poésie épique travaille le motif de la fête sacrificielle, mais ce sont assurément les calendriers épigraphiques des cités historiques qui documentent le plus sûrement la récurrence des moments festifs au fil des saisons et des transitions qui ponctuent l’année. De tels documents sont bien moins séduisants que les vers d’Homère et n’offrent guère que l’énumération abrupte d’une date, d’un type d’animal et du nom du destinataire divin ou héroïque. Pourtant, de la sécheresse de ces listes émane en pointillé toute la bigarrure du polythéisme grec en temps de fête. Et les informations consignées sur pierre attestent que les diverses composantes d’un programme festif, présentes dans les textes littéraires, s’articulent au cœur de l’événement, qui est sacrificiel.

Où est le dieu ainsi fêté ? Le poète de l’Iliade met en scène Apollon assistant à distance au sacrifice qui lui est offert et se réjouissant des chants au banquet. La vertu de la rhapsodie permet au public de « voir » le dieu réagissant à l’hommage qui lui est rendu, ce que n’importe quel sacrifice civique ou autre n’opère évidemment pas de la même manière. Mais la prière qui invoque le dieu auquel on sacrifie est censée l’atteindre car l’autel où brûle la part divine est installé en son honneur au sein de la communauté qui l’honore. Il arrive même qu’une sorte d’invitation plus formelle soit adressée aux dieux. Les anciens parlent alors du xenismos (« la réception ») ou, plus précisément encore, de la theoxenia (« l’hospitalité accordée à un dieu »). On dresse une ou plusieurs couches, une ou plusieurs tables, ainsi que le couvert, et le dieu est attendu. C’est notamment le cas pour les Dioscures, censés apprécier tout particulièrement ce type d’accueil. Que ce soit dans la peinture de vases attiques ou sur des reliefs dédicatoires, les dieux jumeaux surgissent à cheval, soit sur le côté de l’image, soit au plan supérieur, mais à chaque fois invisibles à l’œil des mortels qui s’affairent. Comme les poètes, les imagiers présentifient la sphère divine et attestent que les dieux sont là quand on leur sacrifie.

Hydrie attique à figures rouges du Peintre de Cadmos, 430-420 a.C. Plovdiv, 
Musée archéologique de Duvanli.
1. Hydrie attique à figures rouges du Peintre de Cadmos, 430-420 a.C. Plovdiv, Musée archéologique de Duvanli.
Relief dédicatoire du IIe siècle a.C. provenant de Larissa en Thessalie. Musée du Louvre Ma 746.
2. Relief dédicatoire du IIe siècle a.C. provenant de Larissa en Thessalie. Musée du Louvre Ma 746.

Mais les dieux ne font pas qu’assister, de près ou de loin, aux fêtes que célèbrent les hommes : ils organisent aussi leurs propres réjouissances. Dans le miroir d’eux-mêmes que les Grecs tendent aux dieux pour les représenter, ces derniers font la fête dans le cadre de banquets joyeux, accompagnés de musique et ponctués de danses. L’imagination créatrice que traduisent les mythes exprime le bonheur divin à l’aune de celui des hommes : une fête musicale où chacun se restaure à l’envi, dans la sensation de l’instant qui est la version humaine de l’éternité divine.

Bibliographie

  • Bruit, L. et Lissarrague, F. (2004) : « Banquet », in :Thesaurus cultus et rituum antiquorum, vol. 2, Los Angeles, 214-250.
  • Jameson, M. (2014): Cults and Rites in Ancient Greece: Essays on Religion and Society, Cambridge.
  • Pirenne-Delforge, V. (2020) : Le Polythéisme grec à l’épreuve d’Hérodote, Paris.

Notes

  1. Démocrite, fragment B 31 Diels-Kranz6..
  2. Démocrite, fragment B 189 Diels-Kranz6..
  3. E.g. Homère, Iliade I, 430-432.
  4. Homère, Odyssée XX, 157 ; XXI, 258 ; 276.
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Comment citer

Pirenne-Delforge, Vinciane (2022) : “« Fêter les dieux »”, in : Lacroix, Audrey, éd., L’Antiquité est une fête, Actualités des études anciennes, le carnet scientifique de la Revue des Études Anciennes, Ausonius éditions, 71-74 [en ligne] https://una-editions.fr/feter-les-dieux [consulté le 23/03/2022]
Posté le 24/03/2022
EAN html : 9782356135001
ISBN html : 978-2-35613-500-1
Publié le 24/03/2022
ISBN livre papier : 978-2-35613-501-8
ISBN pdf : 978-2-35613-502-5
3 p.
Code CLIL : 3385; 3666
DOI : 10.46608/balade2.9782356135001.12
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