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Introduction à la question des noms
des variantes de langue minoritaire

par

Le présent ouvrage, Les noms des variantes de langue minoritaire. Études de cas en France et en Russie, comprend douze chapitres dans lesquels est abordée, de nos jours, la question des noms donnés aux variantes, ou variétés, de langue minoritaire en rapport avec le nom même des langues dont elles sont constitutives, et ceci en se centrant sur deux pays, la France et la Russie, avec l’occitan et le basque côté français, le tatar et plusieurs langues finno-ougriennes, côté russe. De façon non stricte, des parties situées outre-frontières des langues retenues (pour l’occitan et le basque) ont été incluses dans l’étude, ainsi qu’à titre comparatif, des langues minoritaires d’ex-Union soviétique, en Asie centrale en l’occurrence (Pamir tadjik).

Cadre formel et méthodologie

Cette publication collective résulte de la réalisation à partir de fin 2018 et en 2019-2020 du projet de recherche validé et soutenu par le Centre d’études franco-russe (CEFR, CNRS/MEAE)1, intitulé Nomination des variétés de langue minoritaire et identification sociolinguistique, comparaison franco-russe (tatar vs occitan et basque)2, avec la participation de l’Université russe de l’amitié des peuples (RUDN University, Moscou) et de la Maison des sciences de l’homme d’Aquitaine (MSHA, Bordeaux). Elle a pu trouver son issue éditoriale grâce au concours du laboratoire IKER (UMR 5478, CNRS / Université Bordeaux Montaigne – Université de Pau et des Pays de l’Adour) et de la nouvelle Maison des sciences de l’homme de Bordeaux (MSHBx, UAR 2004 du CNRS).

Les travaux ayant abouti à ce résultat se sont appuyés tant sur la documentation spécialisée disponible et l’expérience de responsables des questions d’aménagement linguistique et de la mise en œuvre générale d’actions de sauvegarde et de promotion de langues minoritaires que sur des enquêtes de terrain par entretiens semi-directifs. Parmi les ressources documentaires directement utiles, on mentionnera en particulier celles fournies par les enquêtes sociolinguistiques réalisées côté français, depuis les années 1990, à la demande des collectivités territoriales (Région Aquitaine et Département des Pyrénées-Atlantiques) sur l’occitan, ainsi que celle commanditée par L’office public de la langue occitane (OPLO) en 2020. Les enquêtes de terrain furent pour l’essentiel menées en octobre 2018 et en 2019 au cours de plusieurs missions en Russie (Tatarstan, Mordovie et oblast de Nijni Novgorod), et, en 2919 aussi, en France (Béarn) ainsi qu’en Espagne, dans le Val d’Aran. Les enquêtes concernant la variante gasconne de l’occitan en France furent complétées en 2021 grâce à plusieurs courtes missions dans la zone Bayonne – Bas Adour.

Une présentation des premiers résultats de cette recherche avait fait l’objet de deux journées d’étude. La première, intitulée « La nomination des variétés de langue minoritaire (occitan et basque) », avait porté sur la partie française du projet et avait été organisée à la MSHA à Bordeaux-Pessac le 19 juin 2019. La deuxième, intitulée « De la relation entre le nom englobant de la langue minoritaire et ceux de ses variantes », plus large en ce qu’elle avait réuni la plupart des collaborateurs russes et français du projet sur les terrains retenus des deux pays concernés, fut organisée au CEFR à Moscou le 18 octobre suivant. Le présent ouvrage, Les noms des variantes de langue minoritaire. Études de cas en France et en Russie, principal résultat de ces deux années de recherche commune, est édité par les Presses universitaires de Bordeaux (PUB) et soutenu par la MSHBx, en lien avec son axe « Territoires plurilingues », dans la collection « Diglossi@ ». Il rassemble les textes ayant fait suite aux deux journées d’étude susmentionnées après avoir été revus et complétés par la suite à la lumière de données complémentaires surtout côté français. Enfin, deux contributions apportant un appoint supplémentaire à la perspective comparatiste côté russe ont été ajoutés (sur le mordve et sur les langues du Pamir).

Considérations générales sur l’objet étudié

En dépit de paramètres contrastés (culture, histoire, contexte politique…), des similitudes apparaissent sur la base des cas de langue retenus dans cette recherche. Ceux-ci appartiennent à deux mondes éloignés l’un de l’autre et, confirmant notre hypothèse de départ, ces similitudes foncières n’en sont que plus significatives et permettent de mieux identifier le rôle ou la place de tel ou tel de ces paramètres pour envisager ultérieurement des bases pour une typologie. Celle-ci sera conditionnée par des combinaisons de paramètres externes, tels que géographiques, historico-politiques, culturels au sens large, incluant notamment la donne religieuse parfois déterminante (cf. l’exemple du nagaybak dans le chapitre de S. Moskvitcheva sur le tatar), et aussi, internes, tenant à la vitalité de la langue, à son statut de facto et de jure, à l’autoconscience linguistique, à la place du littéraire et aux éléments de codification. Cet ouvrage pourrait alors contribuer à cette approche typologique à partir, déjà, des informations factuelles qu’il apporte.

L’hypothèse était que, quelles que fussent les différences dans les propriétés afférentes à chaque cas observé, la présence d’un dénominateur commun résidait dans le rapport entre nom de la langue et noms de ses variantes en cela qu’il accordait davantage de place ou d’importance au nom de la langue par rapport à celui de ses variantes en raison du degré d’effectivité d’une variété standard, ou, inversement, dans la mesure du caractère partiel ou encore débutant du niveau de standardisation. Et cette hypothèse intégrait à la base le fait que l’on se place dans une classe de cas où ce rapport comprenait, chez les personnes s’identifiant aux expressions linguistiques concernées, une représentation globale de la langue au-dessus ou parallèlement à celle de ses variantes. Cela impliquait, enfin, de connaître que le poids accordé au nom de la variante ne s’accorde pas forcément avec une dynamique d’individuation mais qu’il peut aussi la signer, cela impliquant de déterminer où et comment se place le point de bascule.

En effet, la dénomination de la variante géographique d’une langue peut fonctionner comme un synonyme local ou régional de cette dernière et ne pas contribuer corrélativement à des représentations concurrentes de son nom englobant (par exemple, aranais et occitan, mishar et tatar). Néanmoins, elle a parfois pu signer des processus aboutis d’individuation linguistique (exemple du nagaybak par rapport au tatar) ou alimenter des tendances orientées dans le sens de prises en compte soutenues desdites variantes (exemple de l’alsacien par rapport à l’allemand). Sur la base des éléments de base de cette problématique, les terrains observés selon cette approche sont situés en France et en Russie, avec un accent particulier mis sur les cas de l’occitan et du tatar. Ces langues sont envisagées dans un cadre comparatif avec le basque côté français, et, côté russe, où l’éventail des langues et des configurations est très étendu dans un espace articulant l’Europe géographique à la Russie transouralienne, notamment avec des langues finno-ougriennes, ainsi qu’avec le cas de langues minoritaires indo-iraniennes de la portion du Pamir faisant partie du Tadjikistan actuel, pays qui était inclus dans l’URSS et dont l’approche de ses langues a hérité de celle de l’époque soviétique.

Nous retenons là des dynamiques globalement sociolinguistiques qui, combinées à la vitalité et à l’état de la standardisation de ces langues et de leurs variantes, contribuent à en caractériser les configurations. De fait, cette problématique concerne les langues en général, répandues et officielles ou en situation minoritaire, langues minoritaires entre elles, langues répandues avec langues minoritaires. Pour autant, en lien avec notre hypothèse, nous avons choisi d’aborder le sujet spécialement à l’intérieur des langues minoritaires partant de l’hypothèse selon laquelle les incidences de la relation entre les noms de langue et les noms de leurs variantes pouvaient y présenter un profil particulier de nature à mettre davantage en relief des tendances centripètes ou centrifuges autour de la perception de la langue dans son ensemble et dans ses composantes diatopiques. L’objet langue en lui-même correspond ici à la langue prise comme globalité et à travers sa variété standard, et à ses variétés ou variantes (terme retenu ici) géolectales. L’emploi et les représentations des glossonymes du tout et de la partie apparaissent alors comme des signes apparents et significatifs de ces tendances. Or celles-ci pourront, selon nous, être plus diversifiées dans leurs résultantes et potentiellement plus instables en raison de l’influence exercée par le paramètre de la standardisation linguistique. Il nous apparaît a priori que, sous ses divers aspects et à travers ses différentes étapes,  la standardisation peut tenir, sauf exceptions identifiées, une place globalement plus contrastée et moins évidente ou accomplie que pour des langues officielles et répandues. De fait, l’officialité linguistique va généralement de pair avec un niveau effectif de standardisation quelles que soient les caractéristiques de cette dernière. Or, s’il est vrai que cela peut aussi s’appliquer à certaines langues minoritaires comme notamment celles qui sont coofficielles à des degrés divers selon des régimes de territorialité (cas du basque, du tatar ou du mordve par exemple), il n’en ressort pas moins que l’affirmation du caractère officiel d’une langue renforce sa perception en tant que code unifié. En tout, néanmoins, la diversité de ces situations pourra correspondre à une diversité des représentations, et les ressentis tels, en particulier, que celui du prestige, déterminés, selon les configurations, par des rapports variables entre les paramètres du tout et du particulier, seront propres à aider à comprendre la relation parfois complexe entre noms de la langue minoritaire et noms de ses variantes.

Dans la thématique des langues minoritaires ou en situation minoritaire, la nomination de la variante géographique d’une langue a, au moins, parmi ses fonctions, celle de désigner ce qui correspond à l’approche et à la perception dialectologiques de ses parties (dialectes, sous-dialectes, parlers…). Le nom d’une variante peut également fonctionner chez les locuteurs, de façon spontanée ou habituelle, comme un synonyme local ou régional de la langue dont il participe et ne pas forcément contribuer à des représentations concurrentes de son nom englobant (par exemple, roussillonnais et catalan…). Pour autant, celui-ci peut aussi aller dans le sens d’une dissociation des représentations linguistiques et contribuer, comme on l’a déjà relevé, à alimenter des processus d’individuation linguistique qui traduisent parfois des réalités d’ampleur sociétale. Plus souvent, ces noms de variante sont porteurs de significations moins marquées mais néanmoins toujours pourvoyeuses de ressenti sociolinguistique sur le contenu concret de ce qu’est une langue et de sa dynamique. Les noms de la langue et de ses variantes forment ainsi un tout dont la combinatoire serait plus saillante dans le cas d’expressions linguistiques minoritaires.

Cette question s’inscrit dans une perspective de typologie sociolinguistique et les terrains abordés dans ce recueil sont censés nous fournir des illustrations bien concrètes des tendances auxquelles sont sujettes ces nominations. En même temps, ils fournissent des informations susceptibles d’alimenter ces premières réflexions sur la contribution apportée à la dynamique de la glossonymisation des langues minoritaires par le résultat de l’interaction des deux vecteurs attachés, l’un, à sa dénomination en tant que langue et, l’autre, à celui de ses variantes. Simplement, nous abordons ici cette dynamique de glossonymisation d’abord à partir de ce deuxième vecteur.

Nous avions précédemment estimé, tout au moins en l’appliquant à la glossonymisation de l’occitan pris dans son ensemble et à travers ses composantes géolectales constitutives (Viaut 2019 : 184-187), que ces deux niveaux (ceux de la langue et de ses variantes), avec leurs potentiels respectifs, pouvaient être analysés comme interagissant en termes de complexité selon les trois principes dialogique, de récursivité et hologrammatique de l’approche d’Edgar Morin (2005 : 98-101 ; 2008 : 1283-1288). Nous reprenons le principe de cette application du schéma morinien de la complexité à l’objet qui nous occupe ici et dont l’occitan serait une des illustrations, celui donc, plus largement, des noms de variantes de langue minoritaire. Cela, ne saurait certes être retenu en l’espèce que comme une tentative interprétative théorique susceptible d’être reprise ultérieurement de façon spécifique, plus approfondie et critique. Il sera retenu, en attendant, que le principe dialogique, rendant « compte du fait que deux ou plusieurs logiques différentes sont liées en une unité de façon complexe, sans que la dualité se perde dans l’unité » (Abdelmalek 2004 : 113), est propre à agir entre deux vecteurs antagoniques mais complémentaires, à savoir celui de la continuité et de la stabilité de l’ensemble (la langue) et celui de la prise en compte des spécificités de ses parties géographiques (les variantes). Le principe de récursivité3 pourrait, lui, se voir appliquer si « la validité du glossonyme global se vérifie par son acceptabilité locale et, réciproquement, lorsque le glossonyme local produit de la légitimité pour le glossonyme global s’il s’associe clairement d’une façon ou d’une autre à lui » (Viaut 2019 : 186). Pour l’occitan, la synonymie majoritairement perçue – selon, tout au moins, les enquêtes sociolinguistiques – entre le nom global (occitan) et les noms de ses parties (limousin, gascon, etc.) (ibid. : 179-180), ces deux niveaux, à travers leurs liens réciproques, contribuent à soutenir une vitalité revendiquée4. Quant au principe hologrammatique, proche du principe précédent, l’efficacité de la prise en compte de parties détachées en tant que telles de la langue, du fait d’une discontinuité géographique ou une frontière (pour l’occitan, cas de l’aranais dans le Val d’Aran et du gardiòl en Calabre), est liée à une adhésion à la nomination conjointe de la langue englobante (d’où « occitan aranais », et « occitan » employé comme synonyme de gardiòl à Guardia piemontese). Sans doute, ces trois principes peuvent être observables dans ces types de cas tant que l’on a affaire à des variantes et que celles-ci ne se sont pas elles-mêmes individuées en langues à part. Cette relative complexité suppose une certaine stabilité qui peut aussi déboucher sur un déséquilibrage progressif ou plus marqué en faveur d’une place très ou trop centralement occupée par la langue à travers son standard, ou dans celui d’un mouvement centrifuge de la ou des variante(s) par rapport à la fonction de langue-toit (Dachsprache) (Muljačić 1996) exercée par ledit standard.

Place de l’étude par rapport à celles
sur les noms des langues

Au regard des apports des auteurs des chapitres de cette étude, nous renverrons, à côté de ce cadrage général, à des approches de la nomination des langues que l’on retrouvera parfois en écho dans le présent ouvrage. Nous rappellerons tout d’abord celles qui concernent les langues en général en mentionnant les travaux d’Andrée Tabouret-Keller et ceux qu’elle a rassemblés (Tabouret-Keller 1997). Nous en retenons en particulier la distinction qu’elle établit entre les dénominations données par les locuteurs eux-mêmes, avec les endo et exo-représentations que cela suppose, celles des linguistes, qui relèvent du classement des langues selon des critères génétiques (familles, branches…) ou descriptifs (types de langue), et celles qui intègrent l’intervention et l’influence des institutions liées au champ du droit et du politique au sens large (ibid. : 9-11). On retiendra également les trois instances de désignation d’une langue exposées par Irène Fénoglio. Il s’agit de : la « dénomination » qui établit la langue comme une réalité propre et différente d’autres « langues » ; la « catégorisation » en tant que majoritaire, minoritaire, maternelle, etc. ; et la « hiérarchisation » par laquelle la langue est « positionnée » dans un schéma de politique linguistique en termes de valorisation ou de dévalorisation (Fénoglio 1997 : 241-243). On mentionnera enfin la configuration exemplaire de l’Europe centrale mise au jour sous la direction de Patrick Sériot (2019) à l’égard tant de la dénomination que de la catégorisation des langues avec, comme exemples significatifs à nos yeux, ceux qui sont développés par Paul Garde, d’une part, à propos des glossonymes ayant succédé à l’aire de l’ex-serbo-croate après la guerre d’ex-Yougoslavie (Garde 2019), et par Ksenija Djordjević, d’autre part, au sujet de la langue monténégrine (Djordjević 2019).

On choisira aussi de prendre appui sur la notion de langue par élaboration (Ausbausprache) (Muljačić 1996), à notre sens également productive en l’espèce dans la mesure où elle met en lumière les processus d’individuation linguistique à partir justement de variantes de langue. Elle représente en ce sens un pôle de référence qui, en correspondant précisément à une scission du lien langue-variante, contribue à mettre en évidence les traits particuliers de ce dernier ainsi que le rôle de la standardisation dans la fonction intégratrice de toit linguistique comme dans celle séparatrice de l’expression linguistique en train de s’individuer. La notion assez large de langue « collatérale », développée par ailleurs par Jean-Michel Éloy5, est celle qui se rapproche le plus de celle de langue par élaboration. Or, toutes deux se situant de fait en dehors de notre objet tout en étant proche de lui, contribuent à en préciser les contours dans la mesure où, dans un cas (la langue et ses variantes), il y a une langue sociolinguistiquement parlant, et dans les deux autres cas, il y en a plus d’une ou plusieurs même si elles sont proches, voire très proches. Dans le premier cas (celui du présent ouvrage), la variante est envisagée dans son lien avec la langue qui l’englobe même si l’on sait qu’elle peut aussi s’en détacher. Dans le deuxième cas, la variante, dont le lien avec la langue comme ensemble l’englobant n’est ni ignoré ni rejeté, est d’emblée ou, au moins en même temps, considérée à travers sa capacité à s’en dissocier sociolinguistiquement afin de développer son potentiel en tant que langue (les langues collatérales sont au départ des variétés ou variantes proches).

Ces approches renvoient en parallèle à la question générale de la proximité linguistique, intralinguistique, entre les variantes entre elles (variation diatopique ou en termes de dialectes, sous-dialectes, parlers dans la terminologie traditionnelle) et avec une variété standard lorsque celle-ci existe. La perception de ces interrelations au sein des langues minoritaires par les locuteurs et/ou par ceux qui s’identifient à ces expressions linguistiques atteste en principe, sauf en cas de processus d’individuation linguistique, d’un équilibre entre les représentations de cette proximité linguistique et celles de la distance sociolinguistique interne avec une variabilité selon les configurations de langue considérées.

Terminologie employée

Sans que cela ait fait l’objet d’une réflexion concertée quant à déterminer une terminologie commune, un certain nombre de termes relatifs au thème de l’ouvrage reviennent au fil des contributions comme d’autres varient dans la mesure où ils réfèrent à des contextes politiques différents et à des notions consacrées et renvoyant précisément à ces derniers. Quoi qu’il en soit, nous avons estimé utile de faire le point sur les trois notions de variante, qui figure déjà dans l’intitulé de ce livre, de dénomination, et d’édification linguistique / normalisation linguistique. Les deux premières sont centrales et la troisième est plutôt contextuelle, et il s’agit de mesurer à leur sujet des équivalences ou d’éventuels écarts.

Variante

Le terme « variante » est employé ici comme hyperonyme, pour l’essentiel, de « variété géographique » d’une langue, que celle-ci repose sur des bases de type dialectologique tracées par des lignes isoglossiques (bourrelets d’isoglosses, isoglosses discriminantes) ou résulte de l’influence de délinéaments politico-administratifs et culturels (cas, pour l’occitan, en France, de la variante béarnaise et, en Espagne, de la variante aranaise) parfois, aussi, cumulées avec une discontinuité géographique significative (cas du gardiòl en Italie, pour l’occitan également).

Si cela peut inclure toute variété géographique, régionale ou locale à des degrés divers, le choix de « variante » par rapport à « variété » a cependant été motivé par des arguments en lien – et sans en tirer d’autres projections – avec le contenu de cette production collective. De fait, « variante » étant la substantivisation de l’adjectif verbal au féminin du participe présent « variant » ou bien le passage au féminin du participe substantivé, on présume qu’il conserve des caractéristiques de sa catégorie grammaticale d’origine. Parmi celles-ci, nous retenons que le participe présent et l’adjectif verbal qui en procède expriment un principe actif de l’agent, un procès en cours. Nous en retirons pour notre approche que l’acception de « variante » sera plus large en intension que celle de « variété » et qu’elle est ainsi susceptible de convenir plus efficacement au champ sémantique que nous entendons couvrir. De cette façon, « variante » inclura pour nous dans son sémème le sens de partie composante d’un tout (variété comme état) et celui de processus (variété comme dynamique qui peut aller de la composante passive à la collatéralité active et au-delà).

Un autre terme, « idiome », dont l’acception est large en français, est également utilisé à côté et comme synonyme de « variante » dans la contribution de S. Moskvitcheva à propos du tatar : « nous retenons ici pour “idiome” une acception générique censée couvrir un éventail de significations allant de variété locale à langue établie et autonome, en passant par dialecte ou sous-dialecte géographique » (Moskvitcheva 2024 : 211), dans le but, toutefois, de distinguer, au-delà de variétés primaires, des variantes du tatar coofficiel et standard de la République du Tatarstan avec sa fonction de langue-toit de ces dernières au-delà même de ce cadre politico-administratif. Cette notion large d’idiome est utilisée dans la partie russe, aussi, de l’ouvrage par T. Agranat au sujet des petites langues finno-ougriennes de l’Ingrie et de leurs variantes. Elle est appliquée par ailleurs aux deux cas particuliers des langues mordve et mari dont les statuts qui les ont officialisées les identifient chacune sous deux formes. E. Devyatkina utilise ainsi le terme « idiome » pour les deux variantes officielles (erzya et mokcha) de la première, et, de même, M. Kutsaeva pour les deux formes, pareillement officielles (des collines et des prairies), du mari.

Nous ajouterons que le mot « variante », dans l’acception globalement sociolinguistique que nous lui attribuons, est d’un emploi peu fréquent en France. Sans avoir tenté l’exhaustivité, on l’a en effet peu rencontré. On l’a vu, par exemple, utilisé une fois dans le texte de l’arrêté du 15 avril 1988 relatif aux programmes de langues régionales des lycées6, ainsi que, également, au début des années 2000, chez L. J. Calvet (avec « variante dialectale ») et J.-B. Marcellesi (avec « variante locale »)7. L’anglais continue à utiliser le mot « variety », réservant à « linguistic variant » sa signification consacrée de variantes pour deux unités linguistiques (phonèmes ou morphèmes) qu’il a de même, aussi, en français. On précisera, afin de contribuer par là aussi à justifier notre choix terminologique, que le mot dont l’emploi s’est développé en russe pour la notion de variété (linguistique), dans le sens indiqué ici, est celui de « вариант » (variant) utilisé par exemple par M. Isaev8. Cela en fait une notion proche de « наречие » (narečie), d’un emploi plus traditionnel et équivalent de dialecte comme de regroupement de dialectes ou de complexus dialectal, que nous avons pourtant traduit en français dans la base de données CLME par « variété linguistique » (Base CLME), géographique de fait, et de « диалект » (dialekt)9. Par rapport à ces notions, variant, pouvant aussi inclure des variations tertiaires comme le signale M. Isaev (voir supra) à propos de la « langue littéraire » karakalpak, sera comme le terme « variante » en position hyperonymique et s’accordera avec lui.

Dénomination

Le terme « dénomination » (des variantes et des langues dans leur relation mutuelle) occupe, quant à lui, une place également significative dans l’ouvrage. Il est explicité par A. Pascaud dans son chapitre sur le béarnais (2024 : 80-85) dans sa relation avec les autres termes de désignation et de nomination notamment en s’appuyant sur les approches de Kleiber (2001 : 21) et de Frath (2015 : 43). On en retiendra que « dénomination », central dans notre recherche, renvoie à un nom admis et répandu, devenu ainsi référentiel, mais dont le contenu sémantique pourra en revanche varier dans la mesure de la perception qui l’accompagne. Les termes « nom » et « désignant », ce dernier actant la désignation, se retrouveront de plus dans l’ouvrage pour désigner langue ou expression linguistique avec un contenu plutôt neutre ou générique (par exemple, les « noms de variantes »). Pour autant, « désignant » sera aussi entendu comme correspondant à la désignation, stade premier de l’identification spontanée, éventuellement socialisée sans garantie d’un consensus pour l’étayer.

La nomination correspond au niveau intermédiaire entre la désignation et la dénomination en cela qu’elle suggère un processus conscient d’identification de l’objet (ici, variante, langue) par le choix d’un nom qu’on lui donne. Cela suppose une première réception collective du nom mais pas encore ce qu’il devient en étant une dénomination qui, elle, découle d’un consensus socialisé et de sa formalisation. La dénomination est l’aboutissement du processus d’identification par la désignation, « elle marque la lexicalisation d’une nomination » (Pascaud 2024 : 83). Et celle-ci, sous réserve de failles dans le consensus qui le sous-tend, peut logiquement aller jusqu’à sa juridicisation sous diverses formes, cela lui valant consécration. Pour finir, dans les cas qui nous occupent dans cet ouvrage, on a le plus souvent affaire à des dénominations de type conceptuel (Frath 2015 : 34-35) provenant des représentations au départ spontanées ou causales « selon la croyance ou l’environnement psycho-sociologique » (Pascaud 2024 : 83) des locuteurs.

Édification linguistique (jazykovoe stroitel’stvo)
et normalisation linguistique

L’emploi de tel ou tel nom de variante dans des relations parfois complexes avec les noms consacrés de telle ou telle langue a affaire, pour l’espace ex-soviétique, avec la politique linguistique menée, au départ, dans les années 1920-1930. Celle-ci, sous l’appellation d’« édification linguistique » (jazykovoe stroitel’stvo), s’inscrivait dans l’idéologie marxiste-léniniste du développement du socialisme réel en y intégrant la mise en valeur tant interne, pour leur description et leur codification, qu’externe, à travers leurs statuts, des langues et cultures des peuples et nations ethniques d’origine comme un des piliers du projet politique global. Cela impliqua des travaux de codification et de standardisation de ces langues (Simonato 2013) entraînant des choix par rapport aux formes référentielles choisies et aux assises géolinguistiques à la fois des « langues » ainsi déterminées, parfois linguistiquement proches, et des parlers directeurs sur lesquels élaborer (« édifier ») des « langues littéraires », variétés normées, communes ou standard, selon une terminologie plus actuelle. Or, forcément, la question des processus aboutissant à des choix de dénomination entra aussi dans le cadre de ces travaux. La notion d’édification linguistique est effectivement évoquée dans les chapitres concernant les variantes du tatar, du mordve et du mari, voire aussi des langues du Pamir ex-soviétique évoquées dans le dernier chapitre. Elle est devenue historique en Russie mais ses effets ont été déterminants et continuent à conditionner en partie au moins les représentations et les statuts des langues minoritaires et des variantes qui leur sont liées.

Or cela n’est pas sans rappeler la version impliquée de la normalisation linguistique, revisitée à partir de la fin des années 1960 par la sociolinguistique catalane qui, appliquant spécialement la notion aux langues en situation de diglossie, ajouta aux sèmes liés à la codification d’une variété commune normée – normativització (normativisation) dans cette terminologie – celui de la normalité d’usage impliquant un statut légal adéquat et des possibilités de socialisation permettant un accès à un champ élargi de la communication non limité à ses fonctions subalternes (Viaut 1996). Depuis, cette nouvelle version de la normalisation linguistique a fait école au sein de la sociolinguistique des langues en situation minoritaire et, au fil du présent ouvrage, la notion apparaît quoique de façon moins explicite que celle d’édification linguistique. De fait, elle est employée avec son sens commun de codification ainsi qu’avec celui qui vient d’être donné. Dans tous les cas, elle intègre, elle aussi, la question de la nomination/dénomination des variantes et des langues qui les englobent. Bien que son contexte d’émergence ait été différent de celui de l’édification linguistique, elle en est proche par l’implication dont elle est porteuse en faveur des langues peu ou non codifiées ou, à tout le moins, en situation minoritaire.

Les cas retenus

Côté français de la recherche

Les cinq premiers chapitres sont consacrés à la partie française de la recherche. Les quatre premiers ont trait à l’occitan et s’appuient sur trois configurations de variante : celle qui correspond à la variante en tant que dialecte (ici, gasconne et provençale) ; celle qui s’attache à la variante de variante (béarnaise vs gasconne, niçarde vs provençale) ; celle, enfin, qui traite des variantes qui, tout en entrant dans le schéma classique de la grande variante dialectale (gasconne pour l’aranais, nord-occitane pour l’occitan des vallées alpines d’Italie et pour le gardiòl de Calabre), est en plus caractérisée par l’effet différentiateur des frontières (franco-espagnole pour l’occitan aranais et franco-italienne pour les deux variétés d’oc d’Italie) et, de plus, dans le cas du gardiòl, combiné à celui de la distance géographique.

Alain Viaut aborde ainsi les tendances du glossonyme « gascon » en tant que variante et aussi face aux tendances de ses variantes glossonymiques elles-mêmes, aranaise et béarnaise, faisant l’objet d’une autoconscience active. Antoine Pascaud centre son étude sur le cas spécifique du béarnais et de ce que véhicule son nom de variante d’abord sociolinguistique aux contours historico-culturels et non dialectologiques. Hervé Lieutard aborde ensuite une relation proche entre ce que nomment « provençal » et sa propre variante niçarde, cette dernière caractérisée, comme pour l’aranais, par une historicité particulière. Giovanni Agresti et Matteo Rivoira présentent et commentent la palette glossonymique pour nommer l’occitan et ses variantes dans les territoires italiens où il est présent.

Charles Videgain, enfin, apporte en miroir un exposé très détaillé du fonctionnement glossonymique des variantes du basque, celles qui relèvent de la variation dialectale telle que décrite classiquement et celles qui sont représentatives de sa variation autoperceptuelle, le tout en lien avec une représentation globale de cette langue.

L’occitan nous a paru offrir, en effet, quant à la thématique de l’ouvrage, l’intérêt de réunir plusieurs cas significatifs de variantes d’une langue minoritaire en l’occurrence peu normalisée au sens large. Nous partions de l’hypothèse selon laquelle, seuls certains éléments de normativisation – assurément, une orthographe commune – et, par conséquent, de standardisation, et un degré de reconnaissance légale très contrasté (coofficiel uniquement dans le Val d’Aran, en Espagne, sur une partie très réduite, donc, du territoire linguistique) étaient a priori propices à des contenus et des dynamiques particulières entretenus par les noms de ces variantes. De ce point de vue, par exemple, le catalan, langue sœur de l’occitan, est beaucoup plus normalisé que ce dernier, et la relation des noms de ses variantes avec le nom de la langue, « catalan », même en incluant la partie valencienne en lien avec un débat connu à cet égard10, nous est apparue moins productif du point de vue choisi pour cette recherche.

En contrepoint, l’exemple choisi du basque, géographiquement voisin quoique radicalement différent sur le plan linguistique, fournissait un exemple plus paradigmatique à nos yeux car présentant une combinaison de traits le rendant à la fois comparable à l’occitan, avec une variation dialectale encore prégnante, et suffisamment différent quant à son degré global de normalisation linguistique, pour justifier une comparaison avec lui. Il est ainsi plus homogène que lui du point de vue de sa standardisation et de son statut légal même s’il n’est coofficiel que du côté espagnol de la frontière qui représente néanmoins la plus grande partie de son territoire. Par rapport à l’occitan, la pluralité des noms de variante y est beaucoup plus directement subordonnée au nom englobant – basque/euskara – dans le cadre, en outre, d’une dynamique alimentée par la diffusion du basque unifié (euskara batua) et une normalisation institutionnelle bien plus complètement et solidement établie que pour l’occitan11. Cette dynamique et cette normalisation institutionnelle sont à cet égard propres à renforcer le rôle pivot et référentiel du nom global de la langue, ce qui est moins le cas pour l’occitan, même si le principe de cette relation y paraît majoritairement admis et souligné, et même si c’est surtout dans les pratiques les plus apparentes et qui correspondent au niveau A ou high de la communication (Ferguson 1959).

Côté russe de la recherche

La partie suivante, plus longue, se compose de sept chapitres qui rendent compte de la partie russe de cette recherche, sur une aire plus vaste, plus complexe et diversifiée que celle abordée auparavant. Elle se compose de deux sous-parties, dont la première, « Données communes », est censée contextualiser l’étude des cas choisis en suivant dans la deuxième sous-partie intitulée, « Réalités complexes, de l’un à l’un et ses variantes ». Celle-ci se compose de cinq chapitres qui présentent une première série de configurations sociolinguistiques représentatives de l’espace politique russe.

Dans la première sous-partie, des éléments de contextualisation de la grande diversité de la situation sociolinguistique russe sont avancés. Un grand nombre de langues est présent sur ce territoire (la liste des langues de la Fédération de Russie établie par l’Institut linguistique de l’Académie des sciences de Russie comprend actuellement 155 langues)12. En outre, les statuts des langues minoritaires y apparaissent en une structure complexe et hiérarchisée dans les sphères politique, administrative et éducative, ce qui a des incidences sur la diversité elle-même des liens entre ces langues et leurs variantes, les relations entre les noms des unes et des autres en étant un des reflets particuliers auquel nous nous attachons ici.

De cela, la prise en considération des réalités sociolinguistiques lors de l’application de mesures d’aménagement linguistique peut alors prendre un relief particulier. La contribution d’Olga Artemenko, « Repenser les nominations statuaires des langues des peuples de la Fédération de Russie dans l’organisation de l’enseignement », apporte des observations concrètes de terrain eu égard aux possibilités, difficultés et limites de l’enseignement des langues minoritaires en Russie. Le chapitre d’Alexej Kozhemyakov, « La nomination des langues minoritaires dans le contexte de la simulation de l’applicabilité de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires dans la Fédération de Russie », traite précisément des difficultés liées à l’hétérogénéité et à la diversité des configurations sociolinguistiques par rapport à la possibilité d’y mettre ce texte en œuvre (signé en 2001 mais non ratifié depuis) à l’aune d’une expérience de modélisation de son application menée dans la Fédération de Russie en 2009-2012.

Ces deux contributions fournissent ainsi deux éclairages sur des principes généraux de la politique linguistique russe de même que, avec un certain nombre de précisions, sur les tendances éducatives vis-à-vis de ces langues, avec, en arrière-fond, la question de leur catégorisation sociolinguistique et des liens avec leurs variantes dialectales et, par conséquent, aussi, avec les noms attribués à ces dernières.

Les quatre contributions de la deuxième sous-partie, « Réalités complexes, de l’un à l’un et ses variantes », analysent les situations sociolinguistiques concrètes en relation et à travers les noms de la langue et de ses variantes dans le continuum du tatar, du mordve, du mari, et dans le cas spécifique des trois petites langues finno-baltiques vote, ingrienne et seto. Le choix de ces langues est dû au fait qu’elles représentent, à notre sens, des configurations – point les seules – illustratives de la Fédération de Russie. L’analyse des relations glossonymiques entre langues et variantes tient compte du potentiel fonctionnel et communicatif de la langue, son histoire sociale, ses particularités structurelles proprement linguistiques de même que des effets de la politique linguistique soviétique et de la Russie moderne. Cette dernière a hérité et a conservé, en majorité, les modèles de gestion de la diversité linguistique sur son territoire ainsi que les principes de catégorisation des langues établis lors la période de l’« édification linguistique » du temps de l’URSS. Partant de là, pour cet ouvrage, cette partie « russe » s’appuie sur trois types de configurations sociolinguistiques.

La première de ces configurations sera celle d’une langue d’État – selon la terminologie commune en Russie, et, de fait, langue coofficielle selon un régime territorial, à côté du russe, langue d’État fédérale – d’une République de la Fédération de Russie (à côté du russe) avec une forte puissance fonctionnelle et communicative et avec un standard fonctionnel et fonctionnant. Le cas du tatar, abordé par Svetlana Moskvitcheva, a été retenu pour être exemplaire de cette configuration sociolinguistique. Les représentations des variétés autres que la forme standard, qui jouit d’un prestige tout à fait établi et répandu, apparaissent comme étant équivalentes entre elles et considérées en tant que dialectes. Une particularité de cette situation, qui rend cet exemple toutefois complexe et intéressant pour l’analyse, est l’existence d’une autre variante dite littéraire, la langue kryashen (krâšen) ou langue des Tatars baptisés (kreŝeno-tatarskij), ce qui est lié aux différences religieuses parmi les Tatars de la Volga qui se considèrent comme tels, dont la plupart professent l’islam et une partie sont chrétiens. Or, particularité encore actuelle, le domaine de l’utilisation de cette langue est limité aux services religieux. En même temps, la situation du continuum tatar a également connu des tendances séparatrices et la formation de langues à part de type Ausbau. Il s’agit de la langue nagaybak, liée au tatar central de la Volga mais implantée historiquement ailleurs, hors de cette aire, au sud-est de l’Oural, dans la région de Tcheliabinsk.

La deuxième configuration est également celle d’une langue d’État d’une République de la Fédération de Russie à côté du russe, mais ayant deux formes standard et deux noms qui leur correspondent. La situation de deux langues finno-ougriennes du bassin de la Volga, la langue mordve, des Mokchanes et des Erzyanes, et la langue mari, des Maris des collines et des Maris des prairies (gornyj i lugovoj), en fournit deux cas exemplaires13. Il existe en outre pour ces langues des variantes, considérées traditionnellement comme dialectes, comme, par exemple, le dialecte  chokcha (šokša) du mordve. Ce type de situation est analysé dans les deux contributions de Ekaterina Devyatkina sur les noms des idiomes mordves, et de Marina Kutsaeva sur ceux du mari.

Enfin, la troisième configuration, illustrée par les langues vote, ingrienne et seto, concerne une situation linguistique et sociolinguistique minoritaire dans tous les sens du terme. Ce sont les langues finno-baltiques proches structurellement et géographiquement, avec un très petit nombre de locuteurs, et n’ayant aucun statut légal significatif, à l’exception de celui des « langues des peuples numériquement faibles » de la Fédération de Russie. Il est important de dire que ces langues ont toujours été considérées comme étant indépendantes et qu’il n’a pas été tenté de les présenter comme des variantes de telle ou telle autre dont elles sont par ailleurs parentes. À cette situation qui correspond en gros à celle de langues indépendantes en situation minoritaire, petites et faisant partie d’un même groupe linguistique14, que ce soit par distance linguistique ou comme résultats d’orientations volontaristes, est consacré le chapitre de Tatiana Agranat.

Le dernier chapitre de cette partie, en anglais, « Nomenclature of the Minority Pamir Languagues in Russia and Tadjikistan: Origin and Evolution », de Leila Dodykhudoeva, est consacré aux noms des petites langues minoritaires du groupe des langues iraniennes du Pamir tadjik. Celui-ci a été retenu à titre comparatif et donne une idée des effets de la politique linguistique de l’URSS, commune à tout le pays et qui répondait aux objectifs de la formation des nations soviétiques dotées d’une langue littéraire (standard). Cette tâche impliquait souvent le regroupement de variantes considérées comme telles de langues, parfois assez différentes entre elles quant à l’intercompréhension et/ou les représentations. Cette configuration présente une certaine ressemblance avec le cas précédent puisqu’il s’agit de langues minoritaires numériquement faibles qui, avant la révolution de 1917, étaient considérées comme étant différentes les unes des autres mais cet objectif de créer une seule langue dotée d’une norme littéraire pour la République Soviétique de Tadjikistan a influencé leur situation. Ces langues-là du Pamir tadjik ont commencé à être traitées, de 1926 à 1989, comme des dialectes de la langue tadjike. Ainsi, l’enseignement avait été dispensé en langue shughni jusqu’au milieu des années 1930 avant de l’être en langue tadjike. Au Tadjikistan moderne, ces langues du Pamir tadjik ont maintenant le statut de langue et sont connues sous la désignation englobante de « langues du Haut-Badakhchan » (Gornobadahšanskie âzyki). Elles illustrent au résultat le cas particulier, dans le cadre soviétique et post-soviétique, du regroupement à l’intérieur d’un continuum linguistique assorti d’une intégration forcée suivie d’une dynamique séparatrice.

Au-delà de ce qui suit, par rapport à ces noms de variantes et de langues, il restera à s’attacher de façon spécifique aux incidences – perceptibles dans les contributions – qui procèdent des caractéristiques et données typologiques du politique envisagées et analysables en interaction avec les processus de standardisation.


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Notes

  1. Centre d’Études franco-russe, USR 3060 Centre national de la recherche scientifique/Ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, Moscou.
  2. Projet codirigé par Alain Viaut et Svetlana A. Moskvitcheva (RUDN University, Moscou).
  3. Pourrait être résumé ainsi : « Chaque élément de la structure est un résumé qui contient potentiellement, à lui seul, toute la structure […] » (Abdelmalek 2004 : 114), ou par cette formule elliptique d’E. Morin lui-même : « Autrement dit, les individus produisent la société qui produit les individus » (Morin 2005 : 100).
  4. « Un processus où les effets ou produits sont en même temps causateurs et producteurs dans le processus lui-même, et où les états finaux sont nécessaires à la génération des états initiaux » (Morin 2008 : 1286).
  5. « En résumé, donc, nous proposons de désigner par « langues collatérales » des variétés proches – objectivement et subjectivement –, aux plans linguistique, sociolinguistique et historique, les variétés tendanciellement en contraste étant historiquement liées par les modalités de leur développement. Ce rapport de « collatéralité » nous a paru d’abord mériter approfondissement dans le cas de langues minorées, sans exclure les autres » (Éloy 2004 : 10).
  6. Le texte de cet arrêté qui définit les programmes pour le baccalauréat, concernait aussi ceux des langues régionales. À ce titre, l’enseignement devait viser « 1°) À mettre en valeur la richesse de chaque langue et de chaque culture régionale en évoquant, le cas échéant, les variantes linguistiques ou culturelles pertinentes qui peuvent être observées à l’intérieur ou à la périphérie de l’aire régionale ; » (relevé in : Sarpoulet 2009 : 50).
  7. Cf. Base de données CLME (Catégorisation des langues minoritaires en Europe) : https://baseclme.u-bordeaux-montaigne.fr/.
  8. « La langue karakalpak est habituellement classée parmi les langues de littérisation récente, bien que la langue littéraire karakalpak fût déjà connue avant la Grande Révolution socialiste d’octobre sous forme d’une variété [littéral. « variante »] locale de la langue littéraire commune d’Asie centrale, de l’ensemble dit « turcique », mais celle-ci n’était pas très répandue puisque parmi les Karakalpaks on comptait moins de deux pour cent de personnes alphabétisées. » (Каракалпакский язык обычно относят к младописьменным, хотя каракалпакский литературный язык был известен и до Великой Октябрьской социалистической революции в виде локального варианта общего среднеазиатского литературного языка, так называемого «тюрки», но распространен он был слабо, так как грамотных среди каракалпаков было не выше двух процентов.) (Isaev 1979 : 105 ; Base CLME : extrait E1875).
  9. Pour des précisions sur la traduction et l’interprétation des termes en russe, nous renvoyons à une synthèse conclusive de F. Novikov : « Le “narečie” est l’unité principale de la division d’une langue […], les “narečie ne sont pas nombreux et sont d’habitude nommés d’après les points cardinaux, par exemple, “narečie” du sud ; les “dialekt” représentent une partie d’un “narečie” et se divisent en plusieurs groupes de “govor” » (Novikov 2014 : 94).
  10. La décision n° 8075/1999 du 15 mars 2006 de la Cour suprême espagnole (Tribunal supremo), faisant suite à une procédure du gouvernement de la Généralité valencienne au sujet de l’invalidation des certifications en langue catalane obtenues en Catalogne et aux Îles Baléares préalablement valables depuis un arrêté du 16/08/1994 du ministère valencien de la Culture, de l’Éducation et des Sciences, s’appuya sur la doctrine exposée dans un arrêt du 20/02/2005 de l’Académie valencienne de la langue selon laquelle « valencien », nom officiellement utilisé pour nommer la langue propre de la Communauté valencienne, désigne la même langue que « catalan ».
  11. Il est coofficiel avec l’espagnol dans sa plus grande partie située au sud de la frontière franco-espagnole, dans les communautés autonomes d’Euskadi et de Navarre. Il n’a pas ce statut en France, comme, du reste, les autres langues régionales de ce pays, mais bénéficie au moins d’un effet frontière positif d’entraînement côté nord, en France. Du fait aussi de son dynamisme propre de ce côté-là de la frontière, il y a déjà acquis une place plus significative que les autres langues régionales dans l’enseignement et comme langue publique au sein des collectivités territoriales avec lesquelles il a affaire, en particulier la Communauté d’Agglomération Pays Basque.
  12. http://jazykirf.iling-ran.ru/list_2022.shtml (consulté le 27/08/2023).
  13. Comme cas approchant, l’énètse de la toundra et l’énètse des forêts, par exemple aussi, en tant que variantes dialectales de l’énètse considérées comme langues, mais l’énètse – ou sous sa version double de même que le mordve – n’est pas langue d’État coofficielle.
  14. On pourrait évoquer à ce titre, entre autres cas, celui du nénètse et de l’énètse parmi les trois langues samoyèdes du nord, celui aussi, plus divers et compliqué, de certains groupes de langues caucasiennes comme, par exemple, celui des langues samouriennes occidentales (routoul et tsakhour).
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EAN html : 9791030008395
ISBN html : 979-10-300-0839-5
ISBN pdf : 979-10-300-0840-1
ISSN : 3000-3563
17 p.
Code CLIL : 3153
licence CC by SA

Comment citer

Moskvitcheva, Svetlana, Viaut, Alain, « Introduction à la question des noms des variantes de langue minoritaire », in : Moskvitcheva, Svetlana, Viaut, Alain, éd., Les noms des variantes de langue minoritaire. Études de cas en France et en Russie, Pessac, Presses universitaires de Bordeaux , collection Diglossi@ 2, 2024, 15-31, [en ligne] https://una-editions.fr/introduction-a-la-question-des-noms-des-variantes-de-langue-minoritaire [consulté le 15/04/2024].

http://dx.doi.org/10.46608/diglossia2.9791030008395.2
Illustration de couverture • L'illustration de la première de couverture a été réalisée par Ekaterina Kaeta (École académique des Beaux-Arts de Moscou - Département de Création graphique). Deux textes y apparaissent en arrière-plan : à gauche, un extrait d'une poésie en mordve de Čislav Žuravlev (1935-2018), recopié manuellement par l'illustratrice à partir de Žuravlev Č. (2000), Večkemanʹ teše [Étoile d’amour] (tome 2, Sarans, Tipografiâ Krasnyj Oktâbrʹ, p. 139), et, à droite, un extrait d'un poème inédit en occitan de l'écrivain Bernard Manciet (1923-2005), avec l'aimable autorisation de sa famille.
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