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Introduction

Février 2015, je suis infirmier scolaire contractuel dans un petit collège (trois à quatre cents élèves), en milieu rural. À cette époque, j’ai une expérience médicale en cancérologie, une bonne connaissance concernant le cancer et les moyens de le traiter. Néanmoins, je ne suis pas formé à l’accompagnement d’élèves en situation de handicap et trop peu informé sur la mise en place d’aménagements éducatifs spécifiques. Un nouvel élève arrive en milieu d’année. Il a 13 ans et est en rémission d’un cancer qui a nécessité plusieurs mois d’hospitalisation. Malgré mes connaissances médicales sur le sujet, je ne sais pas comment organiser le retour à l’école de cet adolescent. Pire, je m’imagine que si l’enfant quitte l’hôpital et n’est plus sous traitement, il n’aura pas de besoins particuliers. « Il sort de l’hôpital, il doit donc être guéri et ne pas avoir de besoins particuliers », me dis-je. Cet a priori est rapidement contredit lorsque j’apprends que l’enfant en question présente un polyhandicap dû aux effets de son cancer. Il ne peut se déplacer sans dispositif médical et nécessite, entre autres, une assistance lors de ses passages aux toilettes. Malgré ma formation de soignant et mon expérience dans un service d’oncologie en tant que professionnel de santé, je ne suis pas en mesure d’accompagner cet enfant qui a vécu l’épreuve du cancer et de ses traitements. Force est de constater qu’à trop bien connaître l’aspect médical d’une pathologie pédiatrique, on n’en oublie l’importance de la reprise des activités sociales de l’enfant et la façon de l’anticiper. Un an après, l’occasion m’est donnée d’approfondir ma réflexion sur le sujet en travaillant sur un projet de recherche collective et participative1 visant à faciliter le parcours scolaire et universitaire des adolescents et jeunes adultes atteints de cancer pédiatrique ou d’autres types de maladie rare. Sauf mention du contraire, toutes les données mentionnées dans cet ouvrage (citations d’entretien, chiffres statistiques, tableaux…) sont issues de mon travail de recherche publié sous la forme d’une thèse2. Cet ouvrage est pour moi l’occasion de présenter et de discuter ces données empiriques.

Les maladies rares, un handicap pas comme les autres

Interroger le handicap, c’est avant tout questionner la différence, le rapport à l’altérité, l’identité et la perception de soi. La maladie se distingue du normal, mais n’est pas pour autant « anormale », nous dit Canguilhem (1966), elle constitue une norme singulière et a des répercussions sur les interactions avec soi et les autres. C’est dans l’écart à la norme de la bonne santé, significatif de ce que représente la maladie, que se retrouve l’altérité. La maladie, qu’elle soit rare ou non, a des effets elle aussi sur les relations inter-individuelles. Dans ce contexte d’échanges et de transactions que regroupe l’institution universitaire3, la maladie chez l’étudiant doit être replacée au cœur de sa dimension sociale.Néanmoins, en sciences humaines, aujourd’hui, peu d’enquêtes sont réalisées pour tester l’impact des altérités singulières liées à la maladie grave sur la scolarité, le bien-être et le bien-devenir des jeunes adultes concernés ; encore moins d’études sont menées auprès d’étudiants atteints de maladies rares.

Les pathologies rares sont globalement très peu connues et donc très peu prises en charge dans l’enseignement supérieur. Pourtant, 4 millions de français en sont atteints4. Plus de la moitié des étudiants qui en sont porteurs ne sollicitent pas les aides auxquelles ils ont droit. Pour quelqu’un de non concerné, il est très difficile de se représenter ce qu’est la maladie. On considère le plus souvent le malade stabilisé ou en rémission comme étant revenu à un état antérieur au diagnostic initial dans une logique de dénégation. Or, les pathologies rares permettent très rarement ce retour à un état de pleine santé. La maladie laisse des traces ; physiques, psychiques et sociales. Pour les prendre en compte et permettre l’inclusion réelle des jeunes adultes malades, il faut repenser la définition de la santé en soulignant sa dimension sociale. Il s’agit maintenant de sortir d’une conception médicalisante organisée autour du soin pour travailler sur la question de la médiation qui permet au sujet de revenir en milieu universitaire ordinaire. L’enjeu est de favoriser le développement de nouvelles compétences à la fois chez les étudiants malades ou en rémission, mais également chez les professionnels et acteurs éducatifs, et ce dans une approche systémique pour mieux lutter contre les inégalités.

Une approche sociale de la maladie

Les modèles du handicap sont déjà bien connus, largement repris et souvent résumés dans bon nombre d’ouvrages. Il n’en reste pas moins essentiel d’exposer l’approche exploitée dans cet écrit. Ainsi, il ne sera proposé ici qu’une brève, rapide et néanmoins nécessaire synthèse des théories liées au handicap. La première conceptualisation du handicap était biomédicale. Ce modèle selon lequel la déficience est le motif principal de l’exclusion des personnes en situation de handicap est remis en cause dans les années 1970. Le modèle social qui lui succède et s’y oppose repose sur une approche environnementale. Le handicap devient un désavantage, une restriction d’activités causée par la société et l’organisation institutionnelle qui excluent socialement les personnes ayant un trouble physique. Cette nouvelle théorie est à l’origine de mouvements sociaux d’individus concernés et d’avancées en termes de reconnaissances sociales. La responsabilité de l’exclusion est attribuée à la société et non plus à l’individu porteur de la déficience. Bien que les modèles sociaux soient privilégiés dans le champ de la sociologie, les chercheurs appréhendent le handicap à travers quatre grands courants théoriques principaux : l’approche psycho-sociale, le modèle culturaliste, la théorie de l’oppression et la théorie de la liminalité5. C’est dans cette dernière que prendra racine notre analyse. Le concept de liminalité a été fondé par Arnold Van Gennep (1909), puis repris par Murphy (1990) qui explique que le handicap est un état intermédiaire. La maladie est une transition entre un état de bonne santé et la guérison ou la mort. La frontière qui en résulte est celle de l’exclusion et de l’inclusion sociale. La situation de handicap est liminaire aussi bien à travers les représentations que dans les pratiques institutionnelles. Cette liminalité est le résultat de l’indifférence de la société. L’individu en situation de handicap est placé dans cet état intermédiaire entre deux statuts de validité, celui de départ et celui qui est souhaité par les autres, que l’individu devrait retrouver pour satisfaire les attentes de la société.

Concernant la maladie, sa relation avec le handicap est complexe. Wendell (2016) explique qu’il existe des personnes qui sont handicapées en raison d’une maladie invalidante, tout autant qu’il en existe qui sont handicapées sans pour autant être malades. À cette acception, j’ajouterais que des personnes malades peuvent ne pas se sentir handicapées. C’est le cas d’une bonne partie des jeunes adultes que j’ai rencontrées durant mon étude sur le terrain. L’idée que tout handicap est lié à une maladie est combattue par des personnes handicapées défendant l’idée que lier le handicap à la maladie contribue à le médicaliser6. Ce combat est d’ailleurs perceptible à travers le discours des personnes interrogées dans le cadre de mes recherches empiriques.

La bonne santé est vue comme un état à atteindre. Il est convenu de souhaiter une bonne santé à tous, et d’autant plus à une personne malade. Ainsi, est-il plus complexe de considérer le pathologique en tant que simple différence à accepter comme on tenterait de le faire avec le handicap. L’acceptation de cette altérité qu’est la maladie entre en conflit avec la volonté médicale de la guérir. La société occidentale accorde une forte importance aux recherches médicales, au détriment des évolutions sociales attendues. Néanmoins, la maladie peut, elle aussi, être appréhendée par une approche situationnelle. Canguilhem (1966) décrit l’exemple d’une personne atteinte d’hypotension qui découvre être concernée par ce trouble lorsqu’elle est rendue malade par l’altitude durant un séjour en montagne. Les besoins physiologiques vitaux dépendent des conditions de la situation du vivant sans son milieu. Cette variation rend confuse la frontière entre le normal et le pathologique. Que ce soit pour la maladie ou le handicap, il s’agit d’une différence naturelle ancrée dans le réel. Au-delà de la prise en charge médicale de la déficience, c’est principalement la manière dont elle est traitée socialement par les autres que j’ai à cœur d’interroger à travers cet ouvrage.

« La vie et la biologie comportent leurs risques, la vie en société également » (Stiker, 2013, p. 13) 

On ne peut nier les effets biologiques de la maladie, mais ce sont les actions et réactions des personnes gravitant autour de l’individu malade, beaucoup moins souvent prises en compte dans leur suivi, qui m’intéressent ici. Ces mêmes comportements sont induits par les représentations sociales. L’expérience du handicap ne correspond plus seulement à l’altérité d’une personne, ni uniquement à l’environnement social, elle est désormais constituée, grâce aux nouvelles sociologies7, d’un ensemble de relations impliquant toute personne ou objet gravitant autour de l’individu.

Le handicap figure parmi les 18 critères de discrimination recensés par la Halde8. Contrairement à d’autres types de minorités (de couleur, de genre ou encore d’orientation sexuelle), la diminution des discriminations ne suffit pas à supprimer les problématiques rencontrées par les personnes en situation de handicap. Leur émancipation passe par la compensation des besoins liées à la déficience. C’est à la société d’assurer cette adaptation de l’environnement et non pas à l’individu de s’adapter en fournissant un effort supplémentaire.

Inclure les étudiants malades, un enjeu actuel

Dans le cadre d’une logique inclusive, la personne en situation de handicap n’est plus pensée comme devant s’intégrer à la vie sociale. C’est la société qui est repensée pour être adaptée aux besoins de l’individu. Inclure consiste à s’extraire de toute hiérarchisation des vies et repose sur le principe que la société appartient à tout le monde, sans distinction9.

Aujourd’hui, l’enseignement primaire et secondaire est obligatoire pour tous et toutes, contrairement à l’enseignement tertiaire qui demeure optionnel. Il s’agit d’une formation facultative. Pourquoi s’intéresser à inclure les jeunes adultes en situation de handicap à l’université ? Pourquoi ne la réserverait-on pas aux élites ? Ces questions étaient présentes dans la pensée collective il y a plusieurs décennies, mais sont moins sujettes à débat, aujourd’hui. Penser que les personnes handicapées n’ont pas leur place à l’université, c’est méconnaître la construction du rôle social des jeunes adultes actuels. La période de la jeunesse est désormais allongée par une durée de formation en études supérieurs en constante augmentation. La poursuite des études universitaires est devenue un passage presque nécessaire pour devenir adulte. Les enfants pourvus d’un handicap ont besoin, comme tout autre enfant, de se construire à travers cette nouvelle transition juvénile. Nous le verrons dans le premier chapitre de cet écrit, l’université n’est plus réservée à une élite. Elle se proclame ouverte à tous. En ce sens, elle se doit d’être en capacité d’inclure chaque individu qui le souhaite. Les étudiants en situation de handicap qui ne parviennent pas à accéder à l’enseignement tertiaire sont limités dans leurs possibilités de participation à la vie citoyenne et privés d’une indépendance à la fois sociale et économique.

Il y a une vingtaine d’années, alors que les effectifs des jeunes en situation de handicap inscrits à l’université étaient en hausse, la volonté de mettre en œuvre des dispositifs pour qu’ils puissent accéder sans restriction à un enseignement et à une vie sociale de qualité a commencé à émerger10. À l’origine de sa construction, l’université n’a pas été pensée pour être un lieu accessible à toute la diversité de la population. La première étape – toujours en cours dans certains établissements – a été d’assurer une accessibilité spatiale en termes de déplacements physiques11. Depuis la loi du 11 février 2005 et les Chartes Université 2007 et 2012, le cadre juridique et réglementaire lance une réelle dynamique inclusive par rapport à l’accueil et l’accompagnement des étudiants en situation de handicap, avec notamment la mise en œuvre de services ou de professionnels dédiés au handicap dans la plupart des structures. L’augmentation de personnel disponible témoigne d’une évolution au niveau des moyens humains alloués aux institutions universitaires. Toutefois, les effectifs de professionnels dédiés demeurent bien en dessous des recommandations du ministère de l’Enseignement supérieur et de la recherche. Les politiques inclusives demeurent volontaristes vis-à-vis des établissements. Des études scientifiques révèlent que des limitations persistent et qu’il existe des disparités de moyens entre les institutions. Il a été constaté que la méconnaissance et le manque de formation des enseignants-chercheurs, la difficulté à expliquer les problèmes de santé chez les étudiants malades et la stigmatisation des dispositifs mis en place font parties des obstacles qui freinent la scolarité des étudiants malades12.

Ne pas parler à la place, ne pas faire sans

Ma volonté, à travers cet écrit, est de faire entendre une population minoritaire. Une expression anglophone est couramment utilisée dans le cadre de la prise de parole pour les populations vulnérables. Il s’agit de « To be a voice fort the voiceless » qui pourrait se traduire littéralement par « être une voix pour les sans voix ». Cette expression désigne le fait de remplir le rôle de porte-parole pour les personnes ne pouvant se faire entendre seules. Du fait de son caractère paternaliste, je préfère le détournement de cette expression, suggérée par la docteure en anthropologie Su’ad Abdul Khabeer, « you don’t need to be a voice for the voiceless, just pass the mic », que je traduirais par « tu n’as pas besoin d’être le porte-parole des personnes ne pouvant se faire entendre seules, passe-leur juste le micro ». Derrière cette remarque, se trouve une réalité du milieu de la recherche, celle qui consiste bien souvent à préférer parler au nom des populations vulnérables plutôt que de leur laisser la parole, au risque de détourner leurs propos. Mon enjeu est de m’extirper de la volonté d’interpréter (voire de surinterpréter) les ressentis de la population observée et de donner la parole aux jeunes adultes atteints d’une maladie rare parfois invisibles et souvent invisibilisés. Pour cela, je privilégierai dans cet ouvrage l’utilisation de verbatim et d’anecdotes issues du discours des personnes interrogées. J’espère ainsi éviter l’écueil non seulement de parler « à la place de », mais aussi de trahir les propos de qui que ce soit. 

Pour étudier l’hétérogénéité d’une population, il convient de prendre en compte d’autres facteurs que l’absence ou non d’altérités physiques ou psychiques. L’exploitation des facteurs personnels et environnementaux des individus, bien que nécessaire, reste actuellement complexe. Toutefois, la nature du handicap et les éléments relatifs à sa reconnaissance administrative sont des critères complémentaires qui ont déjà été proposés et qui seront à considérer dans nos analyses. La survenue d’un handicap ou d’une maladie grave entraîne des sentiments d’insécurité, d’angoisse et de sidération. La famille entière du jeune fait face à une perte de repère. Les parents culpabilisent et se sentent isolés13. La démarche utilisée dans cet ouvrage s’insère dans un cadre systémique. Il s’agit d’une approche s’intéressant aux relations entre les individus14 et qui étudie les groupes, ainsi que la façon dont les personnes interagissent entre elles au sein d’un système. La démarche systémique s’appuie sur les ressources existantes et implique l’intégralité des acteurs. C’est pourquoi, l’ensemble des personnes (parents, famille, professionnels, etc.) participant à l’accompagnement universitaire des jeunes adultes porteurs d’une pathologie rare ont été considérés comme des acteurs majeurs à prendre en compte.

Dans ce livre, j’entends comprendre, à partir du cas des étudiants porteurs d’une pathologie rare, comment la maladie et sa prise en charge médicale peuvent impacter le parcours universitaire. Plus précisément, j’analyse l’accompagnement des jeunes adultes malades à l’université à travers le vécu estudiantin et la perception des adolescents qui appréhendent le passage au supérieur. Par le biais d’une recherche-intervention, j’interroge la pertinence de voir émerger un nouveau métier, celui d’un professionnel de la médiation qui participe à la mise en lien des multiples institutions et des temporalités plurielles auxquelles se confrontent ces jeunes adultes. Ces derniers sont acteurs de la mise en place de l’intervention et de son évaluation. La mise à l’épreuve de la médiation par les acteurs concernés et ressources fait partie d’un processus de co-construction dont l’objectif est de répondre aux besoins de tous et toutes, en prenant en compte l’existant.

Envisager une action visant à compenser les besoins déclarés par la population ciblée pose forcément des questions ; quelle forme pourrait avoir une intervention qui s’appuierait sur les ressources identifiées et qui aurait pour objectif de réduire les limitations institutionnelles et individuelles ? Est-ce qu’une forme de médiation auprès des étudiants atteints de maladie rare pourrait faciliter l’inclusion de ces jeunes ? Comment parviendrait-elle à limiter les obstacles rencontrés par les étudiants atteints d’une maladie rare ou d’un cancer ?

Démarche empirique réalisée 

J’ai cherché à répondre à ces nombreuses questions dans la perspective d’une méthodologie inductive, proche de celle de la « grounded theory » (ou théorie ancrée en français)15. Cette posture méthodologique se caractérise par la construction de théories non pas sur la base d’hypothèses définies a priori, mais sur les données recueillies durant la recherche. Les apports de cet écrit sont fondés empiriquement sur un ensemble diversifié de matériaux, recueillis durant une enquête qui s’est déroulée de 2016 à 2019, regroupant d’une part des entretiens réalisés auprès de professionnels de l’enseignement supérieur (n = 17), de jeunes adultes porteurs d’une pathologie rare (n = 31), ainsi que de leurs parents (n = 5), et d’autre part des questionnaires diffusés auprès de l’ensemble des établissement du supérieur à destination des étudiants (n = 8 155) et de tout professionnel travaillant dans le milieu universitaire (n = 2 769).

Dans son premier versant, ce travail m’a conduit à initier l’enquête par la rencontre d’étudiants concernés par la maladie rare et le cancer16. En plus d’apporter une réflexion sur l’impact des problèmes de santé sur le parcours scolaire et universitaire des jeunes malades et de mieux comprendre leurs besoins et leurs manques, notre enjeu est de donner du sens aux systèmes de valeurs de cette population vis-à-vis de l’accompagnement et du soutien qu’ils reçoivent. L’objectif est d’interroger les repères normatifs vers lesquels s’orientent ces jeunes adultes atteints d’une pathologie invalidante et méconnue. Les entretiens que j’ai réalisés auprès d’eux m’ont permis d’avoir accès non seulement à leurs représentations et opinions individuelles, mais aussi à leur expérience ainsi que la perception de ce qu’ils vivent quotidiennement avec leur maladie. Du fait de la présence des parents dans l’accompagnement de ces jeunes et étant donné qu’ils représentent la ressource primordiale dans le soutien global de l’enfant (mineur ou majeur) malade, on ne peut faire l’impasse de la prise en compte de l’entourage familial lorsque l’on étudie le vécu estudiantin de manière écosystémique17. C’est pourquoi j’ai également interrogé certains parents. 

Comprendre et analyser les enjeux scolaires de la pathologie rare repose sur des principes d’articulation entre la compréhension de ce qui se joue en termes d’expériences vécues par l’étudiant et les acteurs l’entourant et entre l’analyse des facteurs intervenant positivement ou négativement sur le parcours du jeune malade. Ainsi, ai-je décidé d’interroger l’ensemble des étudiants via un questionnaire national qui sondait leur parcours universitaire, leurs problèmes de santé éventuels et l’accompagnement dont ils ont bénéficié, le cas échéant. La construction de ce questionnaire fait suite aux entretiens réalisés en amont et a fait l’objet d’un travail collectif et pluridisciplinaire18.

Les résultats de cette enquête nourrissent l’interprétation des entretiens menés auprès des jeunes adultes malades. Ils permettent d’évaluer les particularités des altérités dues à la pathologie rare sur la scolarité et de mesurer la présence des obstacles et des leviers identifiés par les individus interviewés en amont. La comparaison avec des étudiants valides (et/ou ayant des problèmes de santé autres) a permis d’enrichir l’angle heuristique de mes travaux.

Dans un second versant, ma recherche consistait à interroger les professionnels liés de près ou de loin à l’accompagnement universitaire d’étudiants à besoins particuliers (enseignants-chercheurs, référents handicap, responsable de service de santé étudiant, soignants exerçant dans des institutions d’enseignement, etc.). Il s’agissait d’interroger les ressources dont ils disposent et les freins qu’ils rencontrent lorsqu’ils doivent accueillir un étudiant nécessitant un accompagnement spécifique. Les acteurs interrogés n’ont pas fourni une explication, mais ont fait état d’une réalité à expliquer. J’attache une importance toute particulière aux pratiques professionnelles19 visant à faciliter le vécu de la population ciblée, celles qui existent et qui ne demandent que plus de visibilités et celles qui sont à produire pour améliorer l’accompagnement universitaire.

En complément de cette méthodologie mixte classique, j’ai réalisé des études de cas auprès de quatre étudiants ou futurs étudiants concernés par le cancer ou une autre maladie rare. Ce sont des vignettes, étudiées sous un angle ethnographique20, dont l’observation longitudinale a pu rendre compte des expériences vécues au prisme des problématiques de santé et de leurs effets sur la scolarité des étudiants. Il est question ici de mettre en lumière les perceptions des diverses personnes que j’ai prises en compte dans l’enquête – les professionnels de l’enseignement supérieur, les parents, les étudiants – ainsi que la façon dont ils interagissent entre eux.

La première partie de l’argumentation proposée se découpe en chapitres organisés sur le principe de l’entonnoir. On passe ainsi du contexte universitaire de manière globale par le prisme des étudiants et des acteurs y travaillant (chapitres 1 # et 2 #), aux singularités du vécu social et estudiantin des jeunes adultes porteurs d’une maladie rare et du regard porté sur eux (chapitres 3 #, 4 # et 5 #). La seconde moitié de l’ouvrage interroge les divers environnements participant à la construction identitaire des étudiants malades (chapitre 6 # et 7 #) afin de définir le type d’interventions médiatrices répondant aux besoins concrets des populations vulnérables étudiées (chapitre 8 #).

Notes préliminaires à la lecture des données de terrain récoltées
Compte tenu de la rareté des maladies dont sont atteintes certaines personnes rencontrées dans le cadre de cette recherche, une attention toute particulière a été consacrée à l’anonymisation des données personnelles. Utiliser des noms fictifs pour l’ensemble des jeunes interrogés tombe sous le sens. Cependant, dès lors que l’on s’intéresse au contexte global des individus, et notamment à leur contexte social, nous ne pouvons faire abstraction de l’appartenance sociale qu’évoque leur prénom d’origine. Il convient donc de donner un sens sociologique aux noms d’emprunt pour conserver les indicateurs socio-culturels qui semblent précieux à la bonne compréhension du lecteur ou de la lectrice21. Par exemple, l’origine étrangère de certains jeunes avec lesquels je me suis entretenu est un facteur qui, nous le verrons par la suite, a des répercussions sur leur parcours. De surcroît, un prénom rare peut être significatif de l’aversion des parents pour le « commun » et inversement22. Cela peut agir sur la volonté ou non de l’enfant à entrer dans la norme sociale ou au contraire à s’en distinguer. Ainsi, lors de l’anonymisation des prénoms des jeunes et jeunes adultes interrogés, nous tâcherons de conserver les déterminismes familiaux, régionaux, religieux et culturels. De la même manière, pour le nom de la pathologie, certains jeunes étant suivis ou ayant été suivis pour une maladie extrêmement rare, il a été préféré de conserver uniquement l’intitulé « cancer » pour désigner toute pathologie d’origine cancéreuse et « maladie rare » pour une pathologie rare autre que le cancer, afin de ne pas laisser d’éléments permettant la reconnaissance de l’individu interrogé.Concernant les professionnels, le nom des structures et la dénomination de certains services propres à des établissements potentiellement identifiables ont été anonymisés. Les appartenances sociales des professionnels n’étant pas analysées, ceux-ci seront identifiés uniquement de par leur profession23. De manière générale, tout prénom, nom et lieu précis ont toujours été remplacés par des noms fictifs au cours de l’analyse des entretiens et des observations.

Notes

  1. Ce projet, nommé EMELCARA (Expérience d’un dispositif de Médiation auprès des Étudiants et Lycéens atteints d’un CAncer ou d’une maladie RAre), est porté par Éric Dugas et coordonné par une équipe de chercheurs de laboratoires bordelais et parisiens (LACES EA 7437, Cerlis, LabPsy EA 4139, IRGO et ISPED) et de professionnels de terrain travaillant en Gironde. Il bénéficie d’un financement du Fonds Social Européen et est soutenu par la région Nouvelle-Aquitaine.
  2. La thèse et ses annexes sont consultables en ligne (www.theses.fr/2019BORD0330).
  3. Tapie, 2006.
  4. 350 millions de personnes sont atteintes de maladie rare à travers le monde (IRDiRC, 2017).
  5. Ces approches sont largement décrites dans l’ouvrage de Sticker (2013).
  6. Les travaux de Oliver (1992) en témoignent.
  7. Ville, 2014.
  8. Haute Autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité.
  9. Gardou, 2012 ; Sivilotti, 2021.
  10. Ebersold, 2003.
  11. Beauchamps, 2009.
  12. Pantaléon, 2017 ; Segon et Le Roux, 2013 ; Vaillancourt, 2017.
  13. Prenat, 2011.
  14. Bériot, 2014.
  15. Glaser et Strauss, 1967 ; Strauss et Corbin, 1998.
  16. Le cancer survenant chez l’enfant et l’adolescent est considéré comme une maladie rare. La distinction que j’effectue dans cet ouvrage entre les cancers et les autres maladies rares est détaillée ici
  17. L’approche écosystémique utilisée dans mes travaux a été celle de Bronfenbrenner (1977).
  18.  Plus d’informations méthodologiques sur le questionnaire sont disponibles dans ma thèse (Sivilotti, 2019).
  19. Les pratiques professionnelles sont pensées ici dans leur dominante sociale [voir les recommandations de la Haute Autorité de Santé (HAS, 2021)].
  20. Au sens de Stéphane Beaud (2002).
  21. Zolesio, 2011.
  22.  Ibid.
  23. Béliard et Eideliman, 2008.
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Posté le 25/11/2022
EAN html : 9791030008234
ISBN html : 979-10-300-0823-4
ISBN pdf : 979-10-300-0824-1
ISSN : 2823-8680
13 p.
Code CLIL : 3318

Comment citer

Sivilotti, Lucas, “Introduction”, in : Sivilotti, Lucas, Accompagner les étudiants malades à l’université. Une médiation au cœur de l’inclusion des étudiants porteurs d’un cancer ou d’une maladie rare, Pessac, PUB, collection S@nté en contextes 2, 2022, 19-32, [en ligne] https://una-editions.fr/introduction-accompagner-les-etudiants-malades-a-luniversite [consulté le 25/11/2022].
10.46608/santencontextes2.9791030008234.2

Au téléchargement

Contenu(s) additionnel(s) :

Accès à la publication Accompagne les étudiants malades à l'université
Illustration de couverture • (illustrateur : Damien Ridremont, 2022).
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